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Georges-Bernard Depping - 1811
"Merveilles et beautés de la nature en France", tome II, Paris (4ème édition, p.135-144)

Depping
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Commentaire :

La 1ère édition est de 1811.
Le texte ci-dessous est tiré de la 4ème édition (1819)


Né à Munster, en Wesphalie, de parents allemands, le 11 mai 1784.
Mort en 1853
Etudes en Allemagne
En 1803, fait un voyage à Paris, où il se fixe.
Vit d'expédients (cours d'allemand, articles de presse, maître d'études dans des institutions privées, etc.).
Puis vit de ses écrits, sur des sujets variés dont il n'est généralement pas spécialiste!

Extrait :

Grotte d'Osselle (1)

Nous visitâmes cette grotte en septembre 1812. Plusieurs jeunes gens de Besançon voulurent bien nous accompagner dans notre expédition souterraine. Après nous être pourvus d'un char à banc, avec des provisions, des falots, des briquets et d'autres objets nécessaires, nous partîmes de Besançon à sept heures du matin.
Le village d'Osselle est à cinq lieues de cette ville. La route paraît d'abord s'écarter beaucoup du cours du Doubs; mais bientôt cette rivière sinueuse ramène ses eaux dans le voisinage du grand chemin, et arrose en larges replis une belle plaine, au-dessus de laquelle la route s'élève de cinquante à quatre-vingts pieds, en forme de terrasse. Le château de Torpe , qui a autrefois appartenu au marquis du Châtelet, et les ruines d'un vieux château fort, bâti sur une hauteur forment des points de vue charmans. Auprès du village de Torpe , on quitte cette espèce de terrasse pour traverser des champs de maïs et de chanvre. Le mélange de ces végétaux a quelque chose d'agréable : on aime voir alterner le chanvre, pyramidal d'un vert sombre avec la quenouille vert tendre du maïs. Le Doubs se dérobe alors à la vue , et on n'espère plus le retrouver. Mais après avoir traversé la forêt d'Osselle, on le voit de loin revenir autour du village de ce nom.
Nous laissâmes dans cet endroit notre char à banc ; et après avoir distribué nos bagages , nous descendîmes vers la rivière, que nous passâmes en bac. Nous aperçumes alors le long du Doubs le coteau dans lequel la grotte s'enfonce. Un fermier de l'autre bord de la rivière nous donna pour guide son fils, muni d'une lanterne; et après nous être fortifiés d'avance, par une collation, contre les fatigues de notre expédition, nous gravîmes le coteau. Il ne croît sur cette colline qu'une herbe courte et des broussailles épineuses. Dans quelques endroits, une roche jaunâtre perce à travers la terre végétale. La nature n'a presque rien fait pour parer ces coteaux : elle a réservé cette fois son luxe pour l'intérieur.
Nous arrivâmes enfin à l'entrée de la grotte. On alluma les flambeaux; précédés du guide qui portait sa lanterne, nous nous enfonçâmes dans l'étroite ouverture du rocher: c'est d'abord une sorte d'allée voûtée; on marche sur un sol uni, et la voûte est comme celle d'un caveau. A la vue de deux ornières que le guide nous fit remarquer dans le sol, nous restâmes muets d'étonnement. Comment une voiture avait-elle pu entrer dans cette grotte, et à quelle fin l'y avait-on introduite? Le guide nous expliqua tout. M. de Lacoré, intendant de la province, avait voulu embellir son château de plusieurs belles colonnes qui étaient dans le fond de la grotte: il les fit abattre ; et comme elles étaient très-pesantes, il fit démonter un petit charriot pour l'introduire dans le souterrain; il y fit mettre ensuite les colonnes; mais il ne put jamais parvenir à les faire sortir de la grotte : il fut obligé de les laisser là, et on les voit encore couchées sur le sol.
M. de Lacoré parait avoir eu un goût particulier pour cette grotte. C'est lui qui a fait aplanir le chemin et tailler la voûte. Il a même voulu y donner une fête : on montre encore l'endroit qu'il avait fait éclairer et décorer pour un festin, et on assure que la fête était très-brillante. La société fit, sans doute, son possible pour répondre aux attentions du maître ; mais qu'il a dû être difficile de s'égayer dans un souterrain dont les sombres enfoncemens inspirent une secrète horreur, et où rien ne rappelle la nature vivante !
Pendant que nous nous entretenions de l'idée bizarre de l'intendant, le guide saisit des deux mains une grosse pierre, et la jeta de toutes ses forces contre terre ; à l'instant , nous entendîmes dans toute la caverne un mugissement qui nous fit frissonner. Le mot italien rimbonbare, que le Tasse a si heureusement placé dans un de ses vers, peindrait parfaitement ce bruit sourd et prolongé. Provenait-il de quelques abîmes creusés sous nos pieds, ou des longues galeries de ce labyrinthe? C'est ce que nous ne pûmes distinguer.
Ce n'est qu'au delà de cet endroit que commence la véritable grotte; on s'en aperçoit bientôt à toutes les stalactites qui pendent du haut de la voûte, ou qui s'élèvent de chaque côté, et à la peine qu'on éprouve à marcher sur un sol inégal , tantôt couvert de pierres, tantôt composé d'une terre humide et glissante; quelquefois même il faut traverser assez longtemps des mares d'eau. Les difficultés du chemin augmentent à mesure qu'on avance ; et l'attention qu'on est toujours obligé de porter à la marche empêche de remarquer souvent les curiosités qui vous environnent; quelquefois le chemin descend de trois à quatre pieds ; d'autres fois les stalactites descendent si bas, qu'on a quelque peine à passer par dessous. Cependant nous nous arrêtions fréquemment pour les examiner. Un des plus beaux effets de cette grotte, se mon trait lorsque quelques-uns de nous étaient séparés du reste de la compagnie par des colonnes ou par des stalactites pendantes : on ne voyait pas alors leurs flambeaux; mais la transparence des stalactites, répandait une lueur rougeâtre fort singulière, et ce que nous voyions de leurs personnes avait aussi une teinte rouge. Nous les comparions aux démons de l'Opéra , et le tout ressemblait en effet à une belle décoration de théâtre.
Les stalactites autour de nous avaient toutes sortes de formes : c'étaient des troncs d'arbres, des colonnes, des groupes de glaçons, des alcôves, des espèces de coulisses ; à mesure que nous passions devant tous ces objets, nos lumières les faisaient étinceler comme des diamans. Autrefois l'éclat de ces concrétions a dû être bien plus vif. Malheureusement les fréquentes visites des curieux ont fait couvrir de fumée presque tous les endroits que l'on peut atteindre. Cependant l'eau découle de toutes parts, et change sans cesse la forme des stalactites.
Le guide nous fit remarquer une petite salle avec une sorte de tribune ; et il ajouta que dans cet endroit, on avait dit la messe pendant la révolution. Le souvenir de cette époque , où la piété était obligée de se réfugier dans les antres et les lieux les plus sauvages, augmenta en nous le sentiment mélancolique qu'inspirait ce souterrain : il nous semblait voir une de ces catacombes où les premiers chrétiens allaient se consoler, prier, et puiser du courage contre les persécutions.
Plus loin, nous arrivâmes à une grande salle si haute que nos flambeaux n'en purent éclairer la voûte; il n'y avait point de stalactites sur les murs et le sol était sec et uni. Les cris plaintifs d'une foule de chauve-souris, effrayées de l'aspect de nos flambeaux, se firent entendre au-dessus de nous, mais à une si grande élévation qu'ils semblaient partir du haut d'une tour.
La grotte se rétrécit ensuite, et reprend la forme d'une longue galerie; elle conduit à un lac étroit mais profond. Nous ignorons s'il est vrai, comme le prétend un auteur, que mille brasses de corde, au bout desquelles on avait attaché deux boulets, n'ont pu en atteindre le fond. Autrefois on ne pouvait aller au-delà de ce bassin; mais dans le dernier siècle, on y a construit un pont, et on peut maintenant aller jusqu'au bout de la grotte : cependant ce n'est pas sans danger. Après avoir passé le pont , on a d'un côté des rochers, et de l'autre un fossé extrêmement profond. Il faut employer la plus grande précaution pour ne pas faire un faux pas. Ce ne fut qu'après avoir passé ce défilé que nous vîmes tout le danger que nous avions couru. Le guide nous raconta alors que deux curés avaient voulu aller jusqu'au bout de la grotte, mais que, dans ce passage, l'un d'eux disparut tout-à-coup d'auprès de son compagnon de voyage: quelques minutes après, celui-ci entendit des cris aigus qui partaient du fond de l'abîme. Il chercha promptement l'issue de la grotte, et appela du secours ; mais ce ne fut qu'au bout de vingt-quatre heures que le malheureux curé fut retiré du fossé. Il faut se méfier, en général, de tous les contes des guides ; cet accident n'a pourtant rien d'invraisemblable.
Au fond de la grotte est une salle assez vaste, ornée de stalactites, comme les autres parties. Nous y vîmes un assemblage de fusées, qui ressemblait à une chaire à prêcher revêtue d'une draperie bien plissée. Partout les murs étaient couverts de noms écrits avec le noir de fumée des flambeaux. Cette manie de laisser partout des souvenirs a contribué à gâter une partie de la grotte. On a aussi autrefois enlevé beaucoup de beaux morceaux ; nous n'y vîmes plus ces pavillons, ces tombeaux, ces statues, ces fleurs, ces fruits, ces paysages, et autres merveilles décrites par les auteurs qui ont visité la grotte avant nous. Peut-être aussi les difficultés de la marche diminuaient-elles en nous l'illusion que produisent ordinairement les objets qu'on voit dans ces souterrains.
Nous oubliâmes pourtant bien des fois toutes nos peines à la vue d'un groupe de stalactites.
C'est toujours un spectacle agréable de voir l'eau dégoutter sur toutes les figures, s'épaissir, et produire mille formes grotesques, sujettes à une transformation continuelle: ce qu'on y voit aujourd'hui est souvent tout autre dans huit jours. Tout est blanc et fragile, tant qu'on le laisse dans la grotte; mais ce qu'on en tire s'endurcit à l'air et devient grisâtre. Lorsqu'on frappe ces stalactites avec une canne, elles rendent différens sons, dont le retentissement forme une harmonie qui n'est pas moins singulière que tout le reste, et qui rappelle la grotte musicale de Castleton en Angleterre (2).
La longueur de toute la grotte est de plus d'un quart de lieue. Les salles ne sont ni vastes ni bien voûtées; et sous ce rapport, la grotte d'Osselle est inférieure à d'autres grottes de la France; mais elle les égale par ses belles concrétions.
L'air, n'ayant point de jeu dans l'intérieur de la caverne est si épais, qu'on n'y respire souvent qu'avec peine, et que la fumée des flambeaux qu'on y porte reste suspendue et immobile à l'endroit où elle est ; et si, après avoir fait le tour de la grotte, on l'observe au retour, on trouve qu'elle a gardé sa situation et à peu près sa forme. Il y a lieu de penser que si l'on y déposait des cadavres desséchés, comme on faisait jadis dans les caveaux des cordeliers à Toulouse, ils se conserveraient pendant des siècles.
On est fondé à croire que, puisque la grotte est sur le bord du Doubs, cette rivière l'a creusée dans le temps que ses eaux étaient encore au niveau de la colline.
Un éboulement de terre fit découvrir, en 1780, auprès du chemin de Besançon à Strasbourg, d'autres grottes, remplies, comme celles d'Osselle, de stalactites curieuses; on y voyait un bénitier, des herbes et mêmes des troncs d'arbres fossiles; mais un autre éboulement referma dans la même année ces souterrains. Vis-à-vis du village d'Esnans, il en existe d'autres qui, à ce que l'on présume, communiquent avec ceux-ci. On y descend par le moyen d'une corde ; on arrive ensuite à diverses salles, où la nature a prodigué des formes bizarres et des imitations des ouvrages des hommes. Les débris d'architecture y sont sur-tout d'une vérité frappante.

(1) Comparez le Journal des Savans, 9 septembre 1684; le Voyage minéralog. et physiq. de Bruxelles à Lausanne; et le Voyage d'une Française en Suisse et en Franche-Comté. Londres, 1790, t.2

(2) Dans cette grotte, les gouttes d'eau en tombant de la voûte sur les congélations, forment des sons dont l'ensemble fait, sur le voyageur, dans le lointain, l'effet d'une musique délicieuse.

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