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P. Mallard - vers 1827
"Les grottes d'Auxelles (fragment d'un voyage dans les montagnes du Jura)", s.l., p.127-133

Mallard
Page 127

Commentaire :

Chapitre intitulé "Les grottes d'Auxelles", tiré d'un ouvrage non identifié (pages 127 à 133), et signé page 133 "P. Mallard".
La Bibliothèque de Besançon lui attribue par erreur la date de 1811. En fait, le texte cite un ouvrage qui est certainement celui de G.B. Depping (1819), et mentionne les fouilles de Gevril (1826).
Le texte de Mallard est donc postérieur à 1926. C'est pourquoi nous le datons approximativement de 1927.

Extrait :

Les grottes d'Auxelles

(Fragment d'un voyage dans les montagnes du Jura)

Au sortir de la forêt de Chaux, nous rencontrâmes un accident de terrain remarquable; c'est un enfoncement en forme d'entonnoir profond d'environ trente mètres et d'un large diamètre; de l'un de ses côtés sort un ruisseau souterrain très-abondant, qui se cache presque aussitôt et que nous retrouvâmes dans la grotte. A quelque distance de-là, au joignant du chemin, on voit une longue fissure fort étroite et très-profonde sans doute, car les pierres que nous y jetions bondissaient de rochers en rochers pendant un si long temps, que le bruit de leur chute parvenait à peine jusqu'à nous. Tout annonçait que nous marchions sur un terrain bouleversé par une grande révolution du globe.
Bientôt nous arrivâmes sur les bords de cette charmante vallée où, sur un sable fin et brillant, coule la rivière si limpide du Doubs; rien de plus frais, de plus gracieux que ce vallon : le Doubs, qui en ce lieu fait un coude, se divise et embrasse les contours d'une île plantée de hauts peupliers, de beaux tilleuls et de saules blancs que jamais n'entama la hache ; à gauche, et adossé à la montagne, s'élève le moulin de la Froidière, construit partie en pierre, partie en planches, puis, en face et de l'autre côté de la rivière, on découvre, au travers d'un long rideau de peupliers plantés sur la chaussée du canal du Rhin, le joli village d'Auxelles et de belles maisons de campagne construites à mi-côte des montagnes du Jura.
On nous avait appris que la caverne était peu éloignée du moulin de la Froidière; persuadés que nous étions qu'une grotte si renommée devait avoir une entrée remarquable, nous cherchions des yeux, mais en vain, quelques beaux blocs de rochers; force fut donc d'aller au moulin demander sa position. Le meunier nous indiqua entre des touffes de buis, à environ vingt mètres au-dessus de la rivière, deux petits bancs de roches séparés par une étroite fente qu'il nous dit être l'entrée elle-même ; il ajouta qu'elle était fermée par une porte et qu'il y avait pour conduire les curieux un guide dont il nous montra la baraque placée au sommet de la colline.
Nous étions impatiens de juger de la beauté de la grotte, et pendant qu'un de nous courait chercher le guide, nous avancions de temps à autre la tête par-dessus la petite porte, comme s'il eût été possible de découvrir quelque chose dans une telle obscurité ; à dire vrai , nous étions désappointés tous, nous trouvions l'entrée si mesquine, que nous étions loin de compter sur le magnifique spectacle qui bientôt allait se dérouler à nos yeux.
Enfin le guide partit, muni d'une lanterne, et, faut-il le dire? de cinq chandelles en suif. Nous nous récriions contre ces chandelles : rien de moins poétique, de moins pittoresque; comment remplacer cette lueur rouge des torches? etc.; mais enfin il fallut s'en contenter, le guide nous cita les mille et un inconvéniens des torches, et termina par un argument péremptoire, à savoir : qu'il n'avait jamais eu de ces sortes de flambeaux chez lui. Au surplus, nous nous aperçûmes plus tard qu'il avait raison.
Baissant le dos et nous effaçant un peu, nous commençâmes notre voyage souterrain ; l'entrée de la grotte en est la partie la plus étroite: d'abord nous descendîmes sur un plan incliné, puis, après quelques pas, nous nous trouvâmes dans la première salle qui est vaste et remarquable, mais qui ne fit sur nous qu'une légère impression parce que nous venions de quitter la lumière du jour ; nous y remarquâmes cependant comme un soupirail qui, communiquant à la surface de la colline, laissait glisser quelques rayons de soleil ; ces rayons, tombant sur plusieurs stalactites, les faisaient se détacher comme des statues de marbre blanc sur un fond rembruni. Après avoir quelque temps admiré cet effet heureux, nous traversâmes un couloir qui conduit à une autre salle plus petite que la précédente : c'est là que commence ce spectacle magique qui ne finit qu'avec la grotte, qui enchante le voyageur et le frappe d'étonnement; c'est là que la nature a développé toute sa belle architecture, qu'elle a imprimé son cachet particulier: ogive, plein cintre, ornemens à jours, style romain, roman et gothique; là elle a tout réuni, tout entassé; elle a fait un composite merveilleux. En voyant ces stalactites et ces stalagmites détachées comme des colonnes d'albâtre, brillantes comme du sel, refléter la lumière des flambeaux; en voyant tout étinceler sous mille couleurs, on se croit dans ces palais enchantés des contes des fées ou des Mille et une Nuits.
Le guide nous fit remarquer d'abord un bloc de petites stalactites agglomérées contre un large pilier et dont l'ensemble représente fort bien une chaire de prédicateur ; les eaux y ont ajouté des pendentifs ou culs de lampe, des rosaces évidées, le tout d'un fini, d'une beauté de forme si parfaits, que l'art en serait envieux à juste titre. En quittant cette salle nous montâmes quelques degrés ; après avoir marché au travers d'une foule de stalactites de formes très-variées parmi lesquelles nous en remarquâmes qui ressemblaient à deux pains de sucre qui se toucheraient par la pointe, nous nous trouvâmes en face de la colonne Vendôme (c'est ainsi qu'on a nommé un morceau très-curieux qui touche presque la voûte). Qu'on se figure plusieurs gerbes d'épis superposées jusqu'à une hauteur d'environ 20 pieds, et que ces gerbes viennent de passer à l'état fossile, et on aura une idée de cette colonne qui elle-même est entourée d'une multitude de colonnettes. Quoi de plus gracieux que ces renflemens qui retombent en riches festons, que ces plis d'étoffe pétrifiée garnis de franges découpées? Quoi de plus beau que ces salles étincelantes ? Oh! comme l'ouvrage de l'homme pâlit à côté de celui de la nature...
En poursuivant notre route, à côté de la fontaine de la grotte, nous vîmes avec étonnement un sépulcre taillé dans le roc par la nature, un sépulcre aussi orné que les magnifiques tombeaux des ducs de Bourgogne. Je me rappelle qu'en cet endroit j'éteignis volontairement mon flambeau, laissant mes compagnons de voyage continuer leur route souterraine; je les voyais cheminant au travers de ces masses de stalactites, montant parfois quelques degrés, puis parfois descendant, de sorte que je n'apercevais plus qu'une lueur vague et pâle qui éclairait d'une manière indécise la voûte du souterrain; autour de moi, un silence profond interrompu seulement par le bruit monotone de la chûte de ces gouttes d'eau créatrices de tant de merveilles; devant moi la lumière; mais derrière, la nuit, le chaos. Pourrais-je dépeindre les sensations qui m'agitaient ? Je me souviens qu'elles étaient tristes, sombres comme le lieu. Notre guide venait de nous dire qu'il lui serait impossible de retrouver l'entrée de la grotte si la lumière venait à manquer, de sorte donc que notre existence tenait à un souffle, à rien, à une flamme légère… Pour rembrunir encore ma situation, il me prit fantaisie de réciter un de ces chants lugubres qu'on dit le Jour des Morts; mais, l'avouerai-je? mon émotion allant toujours croissant, mes sensations devinrent si pénibles que j'appelai…; un de mes compagnons vint à moi. Personne ne s'était aperçu de mon absence; aussi les chants lugubres les avaient-ils tellement surpris, qu'ils s'étaient comptés, ne pouvant s'imaginer d'où ils partaient.
Je trouvai toute la société réunie au centre de la grande salle, vraie cathédrale par ses larges dimensions, puisque la lueur de nos flambeaux n'atteignait pas la voûte. Notre guide contait qu'en 1810 un riche propriétaire des environs avait donné là le festin de ses noces, que la salle était illuminée en verres de couleurs, et qu'on y avait tiré un feu d'artifice; vraie ou fausse, cette nouvelle nous amusa, nous plaignîmes les dames qui redoutent les chauve-souris. En sortant de cette salle nous remarquâmes des terres fraîchement remuées; c'est là que le conservateur du cabinet d'histoire naturelle de Besançon, M. Gevril, accompagné d'un Anglais instruit, découvrit des ossemens d'animaux antédiluviens, appartenant à une espèce d'ours d'une stature colossale, débris parlant d'une génération éteinte aujourd'hui. Je me rappelai avoir vu au cabinet de Besançon le squelette entier de l'un de ces animaux qui devaient être grands comme un petit cheval. En cet endroit la grotte se divise en deux branches, l'un des côtés contraste singulièrement avec tout ce que nous avions vu; c'est une voûte unie, égale partout en élévation et cintrée comme une cave; aucune fente ne laisse échapper d'eau, aussi le terrain est-il sec et sonore. Ces deux branches se réunissent auprès d'un pont jeté sur un ruisseau qui traverse la grotte et qui coule dans un lit très-profond; tout porte à croire que ce ruisseau vient du village de Courte-Fontaine où il s'engouffre subitement. Je ne sais, mais il me semble qu'un pont en pierre de taille est de mauvais effet dans une grotte; on eût pu le masquer facilement avec des stalactites rapportées; dans un lieu si sauvage on voit avec peine l'ouvrage compassé de l'homme mêlé à celui de la nature. Malheureusement ce n'est pas la seule trace que les ouvriers ont laissée de leur présence; croirait-on que la mine a joué dans ces lieux où l'on distingue encore des ornières creusées par des voitures? là, comme sur nos monumens, le vandalisme a exercé ses ravages; pour satisfaire Ies désirs de quelques propriétaires, des blocs de stalactites reçurent pour la première fois les rayons du jour; ils ne comprirent pas, ces hommes, que ces objets isolés perdaient tout l'intérêt qu'ils inspirent étant à leur place; car, je le demande, que signifient des stalactites placées dans un jardin?
Au-delà du pont, à droite du sentier, est un précipice d'une profondeur inconnue ; c'est le seul endroit dangereux, encore faudrait-il avoir envie de s'y précipiter. Nous vîmes aussi avec plaisir

"Un buffet d'orgue prêt de recevoir des sons"

comme dit Dorat; enfin, après avoir marché quelque temps, nous atteignîmes le fond de la grotte : nous étions alors à un quart de lieue de l'entrée et nous avions employé près d'une heure à parcourir cet espace.
J'ai lu avec surprise, dans un petit ouvrage qui traite des curiosités de France, que cette grotte offre beaucoup de dangers aux curieux ; je ne pense pas qu'il y soit jamais arrivé d'accidens; rien de plus facile que de marcher dans ce souterrain; je ne connais que deux passages où l'on soit forcé de courber légèrement le dos, et les descentes et les montées qui se rencontrent fréquemment, et ajoutent au pittoresque de la grotte, sont toutes taillées en escalier.
En revenant à l'entrée, nous aperçûmes le jour comme au travers d'un verre dépoli. Cet effet provenait de la fumée de nos chandelles qui se traînait pesamment vers la porte; nous comprîmes alors l'inconvénient des torches. En sortant, nous étions pâles et défaits: l'air est si raréfié sous ces voûtes; oh! comme la nature nous parut riante, avec quel plaisir nous sentîmes une légère brise qui courait dans le vallon: c'était revenir à la vie! Pendant notre séjour dans la grotte un orage avait passé; la foudre avait roulé avec fracas sur nos têtes; mais comment aurions-nous pu l'entendre quand nous étions alors à 500 pieds sous terre?

P. Mallard

La grotte d'Auxelles est distante de Besançon de 4 lieues, autant de Dôle; elle est à une lieue du village de Saint-Witt, où l'on voit aussi deux grottes peu profondes, mais très-remarquables.

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