Eugène
Rougebief - 1854
Commentaire :
Largement
inspiré d'écrits antérieurs...
Né
à Arbois (Jura) et mort à Paris, Eugène
Rougebief (1816-1854) fut historien et
littérateur. On lui doit une Histoire de la
Franche-Comté ancienne et moderne (1850).
Extrait
: (
)
nous en profiterons pour courir d'une seule traite aux
grottes d'Osselles.
"Un
fleuron de la France, ou la Franche-Comté
pittoresque. Conversations d'un touriste
",
Paris, p.270-277
Couverture
Ces grottes sont regardées comme les plus
céIèbres de la Franche-Comté : nous ne
pouvions donc nous dispenser de leur accorder quelques
heures, d'abord à cause de leur réputation,
ensuite parce que nous aimions naturellement les
curiosités de ce genre. Je dois vous dire, tout en
commençant, que les grottes d'Osselles
méritent leur célébrité ; cela
est bon à savoir, pour être prévenu du
côté des mécomptes qui arrivent assez
souvent au sujet de ces réputations que les visiteurs
ou les intéressés font à certains
lieux, et qu'un examen réel réduit souvent
à des proportions fort minimes. Les grottes
d'Osselles, par leur immense étendue, leurs sombres
profondeurs et leurs nombreuses sinuosités, par la
multitude des salles, l'ornement des voûtes et la
variété des stalactites, sont vraiment
remarquables et dignes à tous égards de
l'admiration des touristes. On y arrive en gravissant une
haute colline qui descend au bas d'un fertile et beau vallon
coupé par le passage du Doubs, colline d'un aspect
assez monotone : la nature n'y a guère jeté
que des épines et des broussailles; elle a
réservé ses richesses pour l'intérieur,
car c'est sur le revers du coteau que s'ouvre, dans une
fissure du rocher, l'entrée des grottes. Pour les
visiter avec sécurité, il faut avoir soin de
se munir de flambeaux et de se faire conduire par un guide :
les premiers sont aussi indispensables que le second.
L'entrée est basse et étroite : quand on a
passé par cette ouverture, espèce de corridor
en pente, on arrive à la première salle des
grottes : Ià, descendent du haut de la voûte ou
s'élèvent de chaque côté des
parois, une foule de stalactites affectant les formes les
plus variées et se revêtant d'un éclat
qui les faisait briller comme des diamants, à mesure
que nous passions devant elles avec nos flambeaux; la
plupart de ces stalactites pendantes sont creuses, et quand
on les frappe avec un bâton, elles rendent des sons.
Puis on en voit qui ressemblent à des troncs d'arbres
ou à des tuyaux d'orgues; d'autres imitent la forme
de colonnes ou de piliers, ou des groupes de glaçons;
le plus grand nombre se terminent en aiguilles.
C'est un spectacle curieux ; seulement on regrette de ne
pouvoir l'observer comme on le voudrait : le terrain sur
lequel on marche, terrain difficile et fort inégal,
à cause des congéIations qui s'y sont
amassées, ou de la terre humide et glissante qui le
recouvre, vous oblige à chaque instant de chercher
l'endroit où le pied doit se poser, et cette
préoccupation empêche de donner aux curieux
objets dont on est environné, l'attention qu'ils
méritent.
La marche n'est pas moins incommode dans la seconde salle
qui suit l'entrée ; on y rencontre, outre les blocs
de stalagmites couchés sur le sol, des débris
d'ossements confondus parmi des morceaux de roches et de
stalactites, tombés des voûtes; de sorte qu'on
est arrêté à chaque pas. D'après
ce que nous apprit notre guide, ces ossements appartiennent
à des animaux de grande taille qui vécurent
jadis et moururent dans les souterrains des grottes, entre
autres l'ours des cavernes, espèce colossale
aujourd'hui disparue. Notre guide ajouta que dans les autres
salles on trouvait de ces ossements en grande
quantité, et que le célèbre naturaliste
Cuvier, le plus illustre des Franc-Comtois, était
venu visiter en 1826 les grottes d'Osselles, pour y
rechercher ces débris d'animaux, au sujet desquels il
avait fait un Rapport à l'Académie des
Sciences de Paris.
En sortant de la seconde salle on arrive sur d'autres
débris de rochers qui proviennent probablement de
chute dune partie de la voûte,
très-élevée en cet endroit; plus loin,
on retrouve encore des débris et des stalagmites,
mêlés à des stalactites descendant
quelquefois si bas ou tellement rapprochées, qu'il
faut s'effacer pour passer à travers, ou se tenir
courbé pour passer par-dessous. Durant ce parcours,
le guide nous fit remarquer une petite salle assez garnie de
stalactites, où l'on voit un bloc de
congélation qui ressemble, si l'on veut, à une
tribune ; il nous dit qu'à l'époque de la
Révolution, ce souterrain avait servi
d'église, la tribune de chaire à
prêcher, et qu'on y venait entendre la messe. Il nous
montra aussi la salle où un ancien intendant de la
province de Franche-Comté avait donné une
fête. Cet intendant, dont le nom ne me revient pas
à la mémoire, bien que le guide nous l'ait dit
et répété, aimait beaucoup les grottes
d'Osselles ; il y fit même exécuter divers
travaux, dans le but de rendre plusieurs passages d'un
accès moins difficile et de permettre aux visiteurs
de parcourir les salles jusqu'à la dernière.
Il faut vous dire qu'il y en a un grand nombre de ces
salles; on en compte une trentaine au moins.
Généralement elles ne sont pas
très-vastes, et la voûte en est d'une
élévation fort inégale ; mais toutes se
suivent en ne formant presque qu'une seule galerie. Les
communications d'une salle à l'autre seraient
beaucoup plus faciles, si en divers endroits les blocs de
pétrifications ne resserraient trop le passage.
Pour en revenir à l'intendant, il eut donc
l'idée de donner une fête dans les grottes, et
il voulut que cette fête fût brillante. Il ne
négligea rien à cet effet : des ouvriers
travaillèrent pendant plusieurs semaines à
préparer la décoration de la salle; et le jour
du festin, elle se trouva éclairée par une
profusion de bougies qui produisirent un effet merveilleux :
la lumière, en se reflétant sur la
transparence des stalactites, les faisait briller comme des
étincelles. Je ne sais si la société
convoquée à cette fête bizarre par
l'intendant s'amusa beaucoup; mais il me semble que la
gaieté devait avoir quelque chose de lugubre dans une
salle de festin comme celle-là, où rien ne
rappelait aux convives la nature vivante.
Après une marche pénible au milieu des
stalagmites et des débris de roches, nous
étions arrivés aux longues et vastes cavernes
qu'on appelle la grande salle. C'est, selon moi, la partie
la plus remarquable des grottes. Là, nos yeux
rencontrèrent une multitude de curiosités qui
nous retinrent longtemps; les parois et les voûtes y
étaient recouvertes de stalactites plus ou moins
brillantes, mais présentant les configurations les
plus fantastiques : on y voyait des niches bizarrement
ornées, des plans en relief, des colonnades presque
régulières, une espèce de buffet
d'orgues, une espèce de chaire à
prêcher, des troncs d'arbres, des imitations de
plantes et de fruits, d'ustensiles et de meubles, des
fuseaux, des coquilles, des cierges, des draperies
soigneusement plissées, de fines broderies paraissant
comme guillochées, enfin maintes autres choses que le
goût le plus singulier servi par l'imagination la plus
bizarre aurait de la peine à inventer. Du reste,
comme je viens de vous le dire, mon père, tous ces
objets tiennent beaucoup du fantastique ; souvent ils
revêtent la forme que les impressions personnelles
leur donnent, ou que le caprice détermine à
son gré, et souvent aussi, on croit voir plutôt
qu'on ne voit.
Ces simulacres ont une figure si fugace, qu'il suffit de
s'en rapprocher ou de s'en éloigner de deux ou trois
pas, de les regarder d'un peu plus bas ou d'un peu plus
haut, avec une ou quelques torches, pour qu'on n'y retrouve
plus ce qu'on y avait remarqué au premier. coup
d'oeil ; c'est à ce point, que le même objet,
vu dans le même moment et sous le même aspect,
par plusieurs spectateurs, semble quelquefois
différent. L'eau qui dégoutte sans cesse des
voûtes et qui, en s'épaississant et se
concrétant, produit les mille formes bizarres dont
l'oeil est frappé, imprime, par ce suintement
continuel, une continuelle métamorphose aux
cristallisations; de sorte que l'objet vu aujourd'hui peut
paraître tout autre huit jours après. Il est
donc probable, mon père, que lorsque nous irons
visiter ensemble les grottes d'Osselles, nous ne
retrouverons plus la même figure aux objets que j'y ai
rencontrés; mais l'eau leur en aura donné une
autre, et quelle que soit la transformation, vous serez
frappé, comme nous, de la singularité de ce
spectacle.
Au sortir de la grande salle, la grotte se
rétrécit pour prendre la forme d'un long
corridor: là, le sol, composé d'un sable fin
et luisant, est parfaitement uni et de la même
élévation d'un bout à l'autre; mais ce
qu'on remarque de particulier en ce lieu, ce sont des
voûtes si uniformément et si artistement
arrondies, qu'on les croirait l'oeuvre de la main des
hommes. Une autre particularité qui étonne
davantage encore, c'est l'absence complète de
congélations dans toute la longueur de ce passage ;
on n'y en voit nulle part : cela est dû à ce
que les voûtes n'ont ni crevasses ni fissures par
où puissent se faire jour les eaux provenant des
terrains supérieurs qui recouvrent l'extérieur
des grottes; et comme les stalactites sont le
résultat de l'infiltration de ces eaux, la parfaite
soudure des voûtes explique l'absence de toute
congélation en cet endroit.
Au bout du corridor on rencontre un ruisseau, sur lequel
existe un petit pont; c'est l'intendant dont je vous ai
parlé, qui l'a fait construire, pour que les
visiteurs aient la facilité de pénétrer
plus avant dans l'intérieur des grottes. Près
de ce pont on trouve, en se détournant un peu sur la
droite, plusieurs petites salles ornées, comme la
grande, d'une foule de stalactites aux formes les plus
variées; mais les voûtes de ces salles ont si
peu d'élévation, qu'on ne peut les parcourir
qu'en rampant presque, et cela empêche de visiter
librement les curiosités du lieu. Tenez, voilà
que le nom de cet intendant me revient à
présent, tout d'un coup et sans le chercher : on
l'appelait M. de Lacoré. La mémoire, il faut
en convenir, a bien son côté bizarre :
quelquefois vous vous mettez l'esprit à la torture
pour vous rappeler un nom, une circonstance, une date que
vous connaissez comme la couleur de vos cheveux, et
malgré tous vos efforts, vous ne trouvez rien; puis
souvent, au moment où vous n'y pensez plus, ou que
vous pensez à autre chose, ce nom, cette date se
présente brusquement à vous.
Revenons. Quand on a passé le pont jeté
là par les soins de l'intendant Lacoré, on
marche sur un terrain très-difficile,
très-resserré, et même dangereux: on a,
d'un côté, des débris de roches, de
l'autre un précipice, et si l'on faisait un faux pas,
on courrait risque d'imiter ce curé qui, visitant les
grottes avec un autre curé, disparut tout à
coup dans l'abîme : le malheureux y resta vingt-quatre
heures; il fallut que son compagnon sortît promptement
de la caverne pour aller chercher au dehors le secours qui
devait le délivrer.
Au delà de ce périlleux passage on trouve
encore des salles remplies de belles congélations ;
il y en a une, entre autres, où les stalactites
existent en si grand nombre, que l'on est obligé de
se courber pour passer outre. Plus loin encore, on rencontre
une nouvelle salle, également remarquable par la
multitude et la variété de ses stalactites;
mais on s'arrête là, parce que le chemin est
fermé par une espèce de lac d'une vingtaine de
pieds de diamètre et d'une profondeur
considérable.
Je viens, mon père, de vous faire parcourir la grotte
d'Osselles, en cherchant à vous représenter,
du mieux qu'il m'a été possible, les choses
curieuses qu'elle renferme et les souvenirs qui se
rattachent à son nom.