Gérard D. KHOURY
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Khoury

Gérard D. Khoury est un écrivain franco-libanais, historien de l'Orient contemporain.

Le long poème ci-contre, composé en mai 1999, évoque le concert inaugural donné par le français François Bayle, le 11 janvier 1969, lors de l'ouverture aux touristes des galeries supérieures de la grotte de Jeïta, près de Beyrouth (Liban).

 

Le musicien du son


Dehors, l'eau n'est que bruissement,
pour le bonheur de la fertilité.
Elle perle sur les feuilles des arbres,
pénètre dans les interstices de la terre,
rejaillit à la lumière des vallées,
éclate en cascade, déferle dans la mer,
tisse la gamme des sons,
répond à la ronde des oiseaux.

Dedans en écho,
le murmure des eaux
est encore assourdi,
la matière ruisselle dans l'ombre,
éclôt en dentelure,
protégée par une nuit sans fin.

Dehors, les millénaires chevauchent les siècles,
Gilgamesh poursuit ses songes d'immortalité
dans la forêt des cèdres.
Les cités-états précèdent les empires,
les invasions succèdent aux batailles,
et Alexandre est aux portes de Tyr.

Dedans, la grotte préservée des convoitises
est une citadelle imprenable,
voûte à l'abri du temps et de l'espace,
peuplée de stalactites, de colonnes,
de piliers, de gours, de draperies
et du cri des chauve-souris.

Dehors, les cyclamens et les anémones
parsèment les collines d'Adonis.
Les hommes, rivés aux mythes et
aux dieux - Bel, Yahvé ou AIIah -,
attendent d'exister par et pour eux-mêmes.

Dedans, la nature dort dans son calice,
le silence ourle la durée :
goutte à goutte, le calcaire durcit,
se dresse en stalagmite et
le clapotis de l'instant devient éternité.

Dehors, d'une époque à l'autre,
tumulte et guerre,
violence et horreur,
sang et malheur,
humanité absurde,
qui pourtant poursuit
un espoir inlassable.

Dedans, les concrétions,
cocon protecteur,
enferment les bruits,
prisonniers de l'espace,
en attente d'être révélés.

Dehors un jour de notre temps,
l'explorateur et son équipe
s'affairent autour de la grotte,
en découvrent par miracle l'orifice,
y pénètrent éclairés par leur torche
s'émerveillent de l'intacte beauté.

Les sens en extase,
ils crient leur joie.
L'écho est immense et le temps aboli :
nuit et jour confondus, l'écoute tendue
fait du moindre bruit l'image d'un son.

Dedans l'angoisse les saisit
quand un danger guette,
chute de pierres ou bloc rocheux,
hésitant au sommet d'un éboulis,
attente de l'explosion d'un son.

Menace qui rappelle
le risque des gouffres,
mais l'ivresse de la nuit les grise,
ô bonheur de l'être !
quand tout est calme et maîtrisé
dans l'antre de la terre.

Dehors, il vint sur le vaisseau Nadir,
se poser sur un rivage favorable,
le musicien du son.
Jeîta l'attendait de toute durée,
visiteur de l'ailleurs,
capteur de l'inaudible matière
messager des musiques nouvelles.

Dedans, il découvrit la concordance
entre la transmission intacte
et son nouveau langage des sons.
Plus de description, mais une musique
jaillissant de l'inconscient de la grotte
comme de l'intérieur de l'être.

Dehors le musicien a libéré
ce qui était abrité au dedans.
La nature s'est faite sonorité.
Abandonnant les méandres du récit,
il a offert à l'oreille
le langage des fleurs de pierre.

Dedans et dehors se sont alors conjugués,
le temps d'un concert inaugural
où la lumière assaillit la pénombre,
et la musique fit résonner les espaces inhabités.

Au carillon des cloches fossiles
succède le murmure
des abeilles minérales.
Aux jeux d'eaux,
les bouches d'ombre,
multipliant le rêve
valorisant l'oracle,
et scellant pour toujours
l'alliance de l'émotion et du rêve
d'une musique pure.