Régis ROUX
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Roux

L'ensemble de textes poétiques ci-contre, écrits en 2003, est inédit. Il se rapporte à une cavité en cours d'exploration, dans le Vercors.

 

Les Chuats


L'approche des éléments

Sur le plateau d'un Océan calcaire, des creux sont disputés par la neige et la roche.

    Il en remonte
    Une colonne
    De vapeur grise

Le temps d'un regard (mais n'est-ce pas le jeu d'un mirage entre les arcs brillants des dômes ?) on aperçoit une nappe qui déborde.

Le vent est celui de la falaise où disparut la moitié du paysage, emportant le secret des réseaux souterrains. Que traversent-ils aujourd'hui dans la nuit des fractures ? Que deviennent les sources entourées d'argile?

Nous ne marchons déjà plus sur le plateau des fleurs et des chamois.
Les versants multiplient le puits d'entrée.  

***

Un P15 pour les chuats, corneilles des montagnes

Méfiance en notre nom aimant l'obscurité
Nous sommes les oiseaux noirs des roches et notre envol définitif a laissé des pierres au bord du puits

Nous avons niché sur la vire en pleine obscurité
Attendant peut-être cet homme en jaune au bout de la corde
Sa flamme étonnée de notre envergure et de nos griffes
Sa flamme descendant jusqu'au courant glacial

Cet hiver l'un de vous allait s'en souvenir au bout de ses doigts

***

La grande salle d'entrée

Son plafond est d'abord à portée de main, puis un éboulis déverse une plage de suie vers le coeur de l'entonnoir sans fin. Celui-ci collecte des échos de ruisseaux ou creuse un peu plus le silence, le halos de l'acétylène fouillant la géométrie d'une cale immense abandonnée aux blocs, aux bancs d'argile, aux manteaux suspendus des rhinolophes, la torche fouillant la cheminée du ciel rocheux ou traversant les troncs de glace, personnages décapités au pied du puits ; car la suite est aveugle au fil des étroitures, des laminoirs surbaissés où revient la position de certains animaux primitifs entre la glaise et l'eau. On peut tourner longtemps, interroger les faux départs. Où est le courant d'air, le chemin des stalactites ? Une lucarne murmure, juste après un pincement blanc de bourgeons calcaires.

***

Dit de la flaque dans l'étroiture

Claire
Vite brouillée par la danse glacée du ventre
Flaque
Statue molle et brune endormie dans la boue
Couleur d'orage ou de canicule
Même les joues de l'homme lombric te saluent

***

Dit du crochet stalagmitique au milieu de l'étroiture

Moi aussi j'attends la taille de l'explorateur aux mains de taupe
Question de bien lui signifier la loi de mon territoire

Oublie le réseau des cheminées lisses
Trouve à l'horizontale une suite au voyage entre la terre et la nuit

***

Problème à la galerie Gillénate

C'est un couple qui rampe.
C'est le jour de leur première.
Au bout de douze mètres, voici une bifurcation : à gauche un colmatage, à droite une étroiture avant l'interdiction de la matière.
Comment, dans cette galerie sans portrait, se séparer en laissant leurs prénoms ?

Gillénate
Couple en jaune

***

La rivière et la racine

Rivière
Pérenne
En chute éclatée
Autant d'ombres que de jets par les failles
*
Une racine minérale et rouge éclaire un sol fragile

Corriger un angle mort
Soutenir le plafond surbaissé

***

La salle du lac

On entend la pluie qui vient des tonnes

Champ d'argile où naissent de petits goulots

On ne peut y marcher sans ruiner la découverte

La tranchée perdue en amont
Le pertuis pour un ruisseau sans mémoire
La vague d'argile
Tout doit finir dans ce royaume

***

Le réseau des laminoirs

La flamme de celui qui rampe devant disparaît comme aplatie
Ici le silence est dans la gorge
Tout le massif écrasant
L'air couleur de pierraille
Ici on fera demi-tour quand ce sera possible

Ramper
Les gestes parlent seuls
Je suis un animal avec ses pattes de crocodile et je déblaie
Je rampe ou je nage entre la terre et la mort

On ne reconnaît rien dans ce long miroir minéral sans concrétion
Pas même le sommeil d'un fossile
Ou le manteau noir des chuats

Où est le trésor de la cavité que l'on parcourt debout ?

Exploration vers le vide

Tout au bout le souffle et ce ciel clos se sont décomposés dans un goulot glaiseux

***

Vers le réseau marin des cheminées

L'éclairage glisse en haut du puits
Rond de phare
Sans issue

Des parois tranchent l'obscurité

Coquillages en pierres plantés dans la verticale

Rostres morts de poulpes
Flèches dans l'écume calcaire et grise

La nacre des huîtres est devenue noire

L'action des marées tombées de la surface a empilé des rognons de silex

Un crissement pour un pas au fond du cercle

Ici le tour de la terre est un secteur ancien

La cheminée fore un centre immobile et sans lucarne

Où va ce tube ?
Levons les yeux
L'hypothèse activera le règne de l'apesanteur

***

L'or des Chuats

    Mille flûtes
    Suspendues

    Branches d'étoiles
    Perçant la voûte

          Le ciel réduit du laminoir disparaît dans ces rayons qui sont des barreaux pour leur épaisseur, des aiguilles pour leur transparence.
          Ramper ici briserait net l'arc-en-ciel impossible apparu sous le glissement de la lampe. En amont, des étages sont recouverts de tapis nacrés.
          ...
          Pouvoir d'une autre dimension. Des morceaux pareils à des cigares, des bâtonnets voilés de rouille, de jaune et de marron sont au sol, poursuivant un voyage vers le feu de la terre.
          Fistuleuses, danses formant des crochets de neige, des plumes qui brillent, des boucles rêvant d'emprisonner l'or pur de la grotte, ses lectures dans la pénombre, ses gravières, dunes crissantes.

          L'oeil s'égare au pays de la limpidité. Allongé sur le dos sous le caprice d'une stalactite, on parle d'un palais perdu dans le vallon souterrain après le signe boueux de la rivière, les étroitures, les carrefours, les systèmes de blocs encombrant les méandres; on parle de secteurs plus concrétionnés, comme impossibles, ceux que peu d'entre nous sont allés voir.
          ...
          Il existe un passage entre deux plaques criblées de racines, d'épines blanches, et rien ne brille en dehors d'elles.
          Plusieurs dômes ont l'air de tumulus édifiés sur un socle d'argile, sans une âme, sans une porte.
          Pierres nues face au présent du visiteur.
          On pense aux pillages, aux oublis pour un geste maladroit.
          Que dira-t-on si le coffre perd ses couleurs ?

***

La galerie du Fromager

Piocher dans la meringue pierreuse ou le lait cru et plein de grumeaux
Patiner sous les bottes
Se glisser dans le boyau
Repousser la pâte à coups de talon

    Couché sur le côté dans le virage
    Un bras en extension vers les cannelures pâles
    Un autre aileron maladroit sous le torse
    Attends que je plante le pic au coeur de la gomme

Voilà un petit barrage qui lâche à présent
Je repioche en fermant les yeux et des gerbes de lait cru m'éclaboussent
Je repioche allez bientôt l'effacement du rebord
Bientôt le minimum pour la carrure et le franchissement
L'ascension du corps en pays inconnu après l'érosion mécanique et liquide

    Mais une stalagmite ou plutôt un vieux grumeau défend la suite
    On passe au rythme du pic sans recul suffisant
    On passe aux battements du coeur affolant les échos de la paroi
    Les tendons de l'épaule s'enflamment

Cette fois c'est le passage
Les joues saluant le mondmilch pour un masque blanc

    Le casque est poussé devant
    Il s'éteint à l'entrée d'une salle minuscule
    Comme pour annoncer la compression de la suite 

***

La théorie du fond

     On échappe à la folie des stalactites, à leurs flèches réinventant les directions de l'univers, à leurs brindilles creuses, aux perles d'eau suspendues. On est presque emporté par le plancher marron sans voir la suite.
     Deux ruisseaux vers des puits d'effondrement et le fond disparaît. Il bute sur une obstruction, dit le regard au bout de quelques mètres. et sur la droite, le bassin dans sa frontière de cristaux beige, serait-il à l'aplomb d'une galerie ?
     A hauteur d'homme, une arrivée chargée de foin concrétionné marque la fin d'un appel d'air. Mais combien sommes-nous à être parvenus jusqu'ici ? La modification de l'atmosphère apportée par l'acétylène, par les tirs agrandissant les goulots, l'édification, déjà, des premiers cairns, les passages répétés dans la boue si près de feuillets cristallins, l'ensemble orientera l'aventure au-delà de son mystère.
     Le jour creuse un chemin étranger. Que deviendra l'esprit des chuats ?
     Avant de repartir je dépose un piochon au bord du puits. Qu'il confie un geste oublié à la nuit totale, aux verrous du silence.