|
|
|
Voici, à titre de curiosité,
la définition du mot abîme telle
qu'on la trouve dans le Dictionnaire biblique
culturel et littéraire, de Chantal Labre,
publié en 2002 chez Armand Colin (pages 17-18).
|
Abîme
|
En latin
abyssus
(grec a-buthos,
«sans fond»), l'abîme, dans l'Ancien
Testament, peut être le gouffre du Chéol.
Dans la Genèse, il renvoie à l'idée
des eaux primordiales et profondes (Exode 15, 5
et 8) et, par extension, au Chaos initial d'avant
la Création (Genèse I, 7 sq.). La
traduction exacte serait, plutôt que «chaos»,
«tohu-bohu» (littéralement «désert»
et «vide»). L'abîme a ses habitants
fantastiques : Léviathan, Béhémot,
Dragon, Serpent ou, chez Job, la «Bête»,
le Démon (Job 40, 15-24).
Métaphore
enfin de l'état d'âme de l'exilé,
loin de Jérusalem (Psaumes 48) : une mort
vivante.
|
Littérature
|
Au plus près
de la Bible, l'abîme
fénelonien : l'abîme des Enfers est
le sombre versant de la «pure et douce lumière
de séjour des héros» lors de
la descente de Télémaque (Fénelon,
Les Aventures de Télémaque).
Mais le fond de l'abîme représente
aussi l'épreuve de a foi, sous couleur mythologique
: «Fussiez-vous dans les abîmes, la
main de Jupiter pourrait vous en tirer» (formule
venue des Psaumes, Psaumes 22). Avertissement solennel
adressé au riche par le prédicateur
qu'est Bossuet : «le poids de vos richesses
mal calculées vous fera tomber dans l'abîme»
(Sermon sur l'éminente
dignité des Pauvres dans l'Eglise).
|
Gouffre insondable et mot
romantique hugolien.
Synonyme du «mystère» du monde
et de la mort (Les
Contemplations, «Paroles
sur la Dune»), le terme y est relayé
par ceux d'«espace», de «mystère»,
de «gouffre».
Gouffre qui absorbe
et attire le songeur ou «tempête sous
un crâne», gouffre sépulcral
du couvent, encore (Les
Misérables),
l'abîme hugolien, spirale sans fond, n'en
finit pas de multiplier ses formes. Il donne son
nom, ironiquement, à un chapitre du même
roman : «Que faire dans l'abîme à
moins que l'on ne cause ?» (V, 1, 2). L'abîme,
c'est la salle basse où les insurgés
des barricades ont «lié au poteau»
Javert, lequel forme une sorte de «grande
croix vague» avec le corps «de Mabeuf
couché». Tonalité apocalyptique,
ambivalente toutefois : l'insurrection est rébellion
d'anges déchus (Enjolras, leur chef, est
vierge.) et Javert a pris la place du Christ au
poteau ; à moins qu'il ne figure un Antéchrist,
ou le traître Judas, pendu au figuier, et
que tous les signes se renversent. Et «causerie»
qui est longue énumération des grands
révolutionnaires et morceau de bravoure sur
la légitimité de la révolte
; on songe aux généalogies bibliques,
à une reprise du livre de Job (faut-il se
rebeller contre Dieu ?). César lui aussi
est nommé mais il ne s'agit pas, comme pour
Jésus, de «rendre à César
ce qui est à César» : il faut
reprendre à César son bien, pour le
rendre au peuple. L'abîme est le lieu qui
inverse
la résignation évangélique.
|
Abîmes ludiques ou sensuels.
Tempête rabelaisienne, excessive et excessivement
ludique, qui fait «tumultuer du bas abysme»
la mer et où les rafales font tourbillonner
les mots, plus que les maux : Rabelais se joue de
l'abîme (Quart
Livre, XVIII-XXIII).
Ses profondeurs insondables deviennent richesse
infinie du lexique marin, technique, moral, équivalences
sonores et correspondances esthétiques (ainsi
le «bas abysme» est-il «au-dessous
de gamma ut», le ton musical le plus bas).
Sans
oublier, chez le même Rabelais, l'abîme.
de dettes où se noie Panurge et qu'il transforme
euphoriquement en vision d'un monde entièrement
fait de prêteurs et de débiteurs, abîme
de splendeur : «Vertus guoy ? je me naye,
je me perds je m'égare, quand j'entre on
profond abîme de ce monde ainsi prêtant,
ainsi doivant.» (Tiers
Livre, 4).
Abîme
extatique et sensuel d'un monde offert, en un concentré
de couleurs et d'odeurs sensibles, au poète
«mystique», chez Rimbaud : «La
douceur fleurie des étoiles et du ciel et
du reste descend en face du talus, comme un panier,
- contre notre face, et fait l'abîme fleurant
et bleu là-dessous.» (Illuminations,
«Mystique».)
|
Mot de la fin, ou vérité
tragique, que ce terme,
chez Nerval et, aujourd'hui, A. Frénaud.
Dans «Le Christ aux Oliviers» (Chimères),
l'abîme est jeté dans e texte comme
la véritable (et sinistre) «nouvelle»
: «Tout est mort!» Rimant d'ailleurs
avec «victime», il se confond avec les
mots de «vide» et de «néant»
; prononcé par trois fois («Abîme!
Abîme! Abîme!»), il est annulation
implicite de la Trinité du père, et
du Fils comme fils, et du saint-Esprit): «Dieu
n'est pas! Dieu n'est plus!»
Chez A.
Frénaud, il est troisième figure du
désastre de la Croix: «Sur le chemin
qui va, / la mise en croix se dresse. / Effroi,
silence, abîme / n'annulent qu'un seul cri.»
(Chuchotements aux
Oliviers)
|
|