Philippe
Brunet - Pourquoi peindre des cavernes ? Caroline
Jacquin-Pentillon - Elles ne sont que le
prétexte, l'illustration d'une démarche
plastique plus générale. Ce qui
m'intéresse, c'est l'architecture. La structure de
cet espace particulier. Mais c'est aussi le labyrinthe, le
cheminement à l'intérieur de ces
réseaux ... Et puis la caverne fait partie de notre
culture littéraire et artistique: de Platon à
Dante, de George Sand à Jules Verne... elle est
peinte dans les compositions de toutes les époques,
intégrée comme élément
sculptural dans les jardins de la Renaissance, etc. Ne
parlons pas de la grotte habitat préhistorique,
grotte-refuge, troglodytiques ... Bref, c'est l'un des
éléments mythiques de notre univers. Et
d'autre part, j'avais envie de composer autre chose que des
natures mortes, des portraits ou des nus, des paysages
extérieurs habituels. Peut-être est-ce aussi
par besoin d'affirmer mon individualité que j'ai
choisi de peindre des cavernes.
Ph.
B. - Comment peins-tu? C.
J.-P. -Je réalise souvent des croquis sur place,
au crayon, parfois colorés avec quelques touches de
gouache ou d'aquarelle. Ce sont autant de moyens de
mémorisation d'éléments entrant dans la
composition de l'espace d'une grotte: concrétions,
lacs, voûtes... Ces "prises de notes" constituent
rarement la future toile. La pratique de la
spéléologie, l'apport de documents visuels et
audiovisuels enrichissent cette mémoire. C'est cet
amalgame, une combinaison de l'ensemble, qui me permet,
ensuite, de recréer, d'imaginer un monde
souterrain... En général, je peins en atelier,
sur toile, par plaisir, sur commande ou pour préparer
une exposition. Au-delà, il m'arrive parfois de
réaliser des fresques étudiées pour des
lieux et environnements particuliers (peintures imaginaires,
fausses parois, décors...) mais toujours hors d'une
cavité naturelle. Ph.
B. - Est-ce de l'invention ou une représentation
? C.
J.-P. - Mes paysages tendent à dépasser la
simple représentation d'un monde habituellement
fréquenté par les spéléologues.
Face au tableau, l'oeil perçoit des couleurs; mais
elles s'organisent pour créer des formes, une
architecture figée. Décomposées en
touches, l'oeil cherche à y pénétrer et
la toile prend vie, notre imagination s'en mêle et
commence un nouveau cheminement dans le dédale des
concrétions, des couleurs et des reliefs de la
matière. L'invention vient ici tant du peintre que du
spectateur, s'il souhaite jouer le jeu. Ph.
B. - Et l'essentiel dans cette création est-ce
l'ambiance ou bien le lieu ? C.
J.-P. - L'essentiel résidera dans le lieu.
Certes, il se dégage toujours une ambiance d'un
tableau (ne serait-ce que celle issue des couleurs, chaudes
ou froides, sombres ou lumineuses, attirantes ou
écoeurantes... ), mais on ne peut pas dire qu'il
s'agit d'une peinture d'ambiance au sens strict du terme,
comme par exemple les impressionnistes la rendaient en
peignant la lumière. Dans mes toiles sur le monde
souterrain, c'est l'espace qui compte avant tout. Plus,
c'est le cheminement dans ce lieu; c'est la création
d'une fiction, d'une structure qui appartient à
l'esprit. Plus tard, ces premiers espaces
déboucheront peut-être, je l'espère, sur
autre chose, sur des représentations plus larges que
celles d'un simple paysage souterrain... Ph.
B. - Peut-on dire qu'il s'agit actuellement de paysages
figés? D'autant qu'ils ne varient pas au rythme des
saisons... C.
J.-P. - Certes, ce milieu naturel est assez
méconnu du grand public, mais tous les
spéléologues et d'autres encore savent bien
que les cavités ne sont pas figées. Le
jaillissement des eaux, l'écoulement d'une
rivière, le grondement d'une cascade, les gouttes
tombant du plafond, la formation des concrétions, les
formes tourbillonnantes de certaines parois, le creusement
des galeries... sont la démonstration même que
cet univers minéral est en perpétuelle
évolution. Ph.
B. - Quand as-tu commencé cette recherche ? C.
J.-P. - En 1989, au moment de préparer mon
diplôme à l'Ecole nationale supérieure
des Beaux-Arts de Paris. On devait travailler pendant un an
sur un sujet libre, avec accord du chef d'atelier, un peu
comme une thèse. Ph.
B. - Cela s'est-il traduit par l'obtention du
diplôme ? C.
J.-P. - Oui, avec mention bien. Mais ce n'est pas le
plus important. Ce qui m'importe le plus, c'est que ce fut
le départ d'une recherche constante depuis quatre
ans, une vraie spécialisation. Ph.
B. - Ta vision a-t-elle évolué ? C.
J.-P. - Oui, bien sûr. Ph.
B. - Comment ? C.
J.-P. - C'est surtout ma façon
d'interpréter et de concevoir le monde souterrain
dans mes tableaux qui a évolué. La pratique
plus intensive de la spéléologie et
l'acquisition d'une certaine technique m'ont permis
d'appréhender plus facilement un milieu qui pouvait
m'apparaître hostile au départ... La
beauté des éléments qui le constituent
font essentiellement partie de ma vision qui ne s'efface
plus forcément derrière le froid, la boue,
etc. J'ai toujours un espace composé de galeries ou
de salles terriblement complexes, mais mon
interprétation a changé ainsi que ma
maîtrise picturale. Ph.
B. - Technique picturale ? C.
J.-P. - Oui. Dans mes tous premiers travaux, j'utilisais
des papiers froissés, des superpositions de
matières peintes, des formes très graphiques
et très gestuelles. Je peignais d'une manière
presque abstraite. Puis mon champ d'investigations s'est
élargi et j'ai intégré la couleur et sa
décomposition en touches comme base même de la
structure de mes toiles et de l'espace
représenté. Cette décomposition ne
cesse de s'affirmer. Les couleurs s'affinent, faisant ainsi
ressortir des contrastes plus marqués; les touches,
de plus en plus petites, se structurent en de grandes zones
colorées au détriment du détail.
L'important n'est pas d'obtenir le détail exact d'une
matière rocheuse mais d'en donner une idée
globale; ce n'est pas d'ailleurs de s'arrêter à
un détail de paroi, mais d'avoir la vision d'ensemble
de certains volumes, la couleur contribuant à donner
cette impression de volume. Actuellement, je travaille aussi
beaucoup mes supports: enduits très épais,
presque sculptés ou tramés, apports d'une
matière plus importante, plus riche. Ph.
B. - Quand on regarde tes tableaux, il apparaît
des ensembles de couleurs: bruns, bleus, verts. C.
J.-P. - Oui, j'ai déterminé, petite, une
palette colorée qui m'est propre. Elle est
essentiellement basée sur les bleus et les verts,
couleurs de l'eau, forces dirigées vers
l'intérieur, introvertissantes. Le bleu est aussi
couleur de la nuit, de la foi, de l'immortalité. Par
ces caractères, c'est la base de l'expression pour
représenter une cavité... Le vert est
intermédiaire entre le bleu et le jaune. A la base,
c'est la couleur du monde végétal; plus
largement, c'est celle de la nature fertile et
créatrice. C'est une couleur richement modulable qui
permet toutes les expressions selon qu'elle varie vers le
chaud (jaune) ou vers le froid (bleu) et qu'elle est
associée à d'autres couleurs. Au-delà
de la théorie, c'est instinctivement que cette gamme
a envahi mes toiles... Parfois des rehauts rosâtres,
mauves ou jaunes réagissent en donnant de la
lumière dans la toile ou en renforçant, comme
des reflets, l'architecture des lieux. Ph.
B. - Mais ces palettes ne
s'interpénètrent-elles pas ? C. J.-P.
- Si, certainement. Mais cette question est trop
partiale. Même si un tableau est dans une dominante
bleue, des complémentaires apparaîtront, ainsi
que des couleurs de contraste... De toute manière, je
travaille essentiellement par périodes, sur un
même thème, avec des tonalités majeures
pour chacune d'entre elles. Par exemple, j'ai
réalisé des séries d'études sur
les concrétions, les circulations d'eau, les volumes,
les gours, les grandes galeries... Le jeu est infini. Ph.
B. - Ta as aussi travaillé sur le thème
des carrières souterraines. Qu'est-ce que cela t'a
apporté par rapport aux grottes ? C.
J.-P. - En fait, les carrières souterraines de la
région parisienne ont été le premier
lieu par lequel j'ai pu aborder le milieu souterrain. Peu
éloignées, sans difficulté technique,
elles ont été ma première source
d'inspiration. Par rapport aux grottes, elles ont souvent
l'avantage d'être extrêmement
architecturées. Piliers, voûtes, murs de
soutènements, etc., en font des constructions
très ordonnancées. Là, apparaît
en plus le travail humain. Même si l'on ne
représente par l'homme, il apparaît au travers
de ces architectures. Par contre, on perd la fantasmagorie
des grottes, l'exubérance des concrétions, le
délire créatif de la nature, propre à
favoriser la rêverie d'un peintre. Ph. B.
- Tu travailles aussi à partir de photographies
et ce sans être photographe. Comment les photographies
de ton mari influencent-elles ta création ? C.
J.-P. - Pour moi, la photographie est d'abord un support
visuel. Avec les croquis faits sur place et la
mémoire, c'est ce qui me permet de revoir
éventuellement des lieux, une forme... qui
m'intéressent particulièrement, etc. A partir
de cela, après avoir revu ces lieux, je peux composer
un autre espace, rêver... Mais je ne reproduis pas un
paysage existant en photographie et qui correspond
déjà à une vue artistique, du moins
personnelle, celle du photographe. Cela ne veut pas dire que
je n'aime pas ces photographies, j'en pique même
à mon mari pour les mettre dans mon bureau, mais je
n'ai pas envie, dans ma création, de refaire ce que
d'autres ont déjà fixé. Ph.
B. - Pourtant, aujourd'hui, tu travailles directement
sur des photographies. Est-ce un virage dans ta technique
? C.
J.-P. - Ce n'est certainement pas un virage, mais
à un moment donné, un moyen de m'exprimer.
Ainsi, j'ai réalisé une série d'oeuvres
en utilisant une technique mixte de peinture sur
photographies comme une recherche technique, comme aussi un
travail thématique et par curiosité. Ph. B.
-Tu pars d'une oeuvre que tu tranformes ? C.
J.-P. - Oui. C'est une appropriation de la vision d'un
autre. En la transformant, c'est une recréation. Cela
procède peut-être un peu du geste qui pousse le
public à toucher une sculpture en marbre ou en
bronze... comme si ce geste le mettait en relation avec la
sculpture mais aussi avec celui qui l'a créée.
Ce n'est pas forcément une intervention destructrice
dans le sens où il faudrait cacher, abîmer,
transformer ce que quelqu'un d'autre a imaginé mais,
à un moment, face à une photographie
peut-être trop parfaite pour moi, j'ai eu envie de
juxtaposer des touches, de faire vivre cette image, de
recréer un autre paysage, bref, de participer au
rêve ! Ph.
B. - Dans tous ces essais, penses-tu un jour peindre
dans les grottes, sur les parois, pour recréer ton
monde ? C.
J.-P. - Ah ! Provocation ! Qui n'a pas rêvé
un jour d'apposer sa signature, comme une marque, une
appartenance, sur un arbre, un rocher
Non, en fait, de
tels gestes dans la nature deviennent rapidement des actes
de vandalisme. Dans le domaine pictural qui nous
intéresse maintenant, je n'ai jamais eu de telles
idées car en fait, dans ces joyaux, je ne vois
vraiment pas quoi rajouter. Je n'ai pas à exprimer
une éventuelle foi partagée par des millions
d'autres et dispose d'autres supports propices à mon
expression préférée (et même de
belles surfaces murales dans des lieux privés). Ph. B.
- Et dans des cavités de peu d'importance ? C.
J.-P. - Non. Ce n'est pas une raison pour qu'un individu
décide de la marquer. Eventuellement, ce travail
pourrait me passionner à l'extérieur sur des
parois de carrières à ciel ouvert, mais avec
des pigments rapidement dégradables et peu nocifs
pour l'environnement. Ce qui m'intéresse ? Une oeuvre
de grandes dimensions, mais éphémère,
signe temporaire dans l'espace et sans défiguration
définitive de ce qui préexistait. Là
aussi, la photographie interviendrait alors comme support
mémoire de l'oeuvre disparue. Ph.
B. - Plus Christo que Truel ? La photographie serait le
témoignage que l'oeuvre a bien existé? C.
J.-P. - Oui, cette démarche dans l'environnement
m'a toujours intéressée bien que je ne me sois
pas encore lancée dans de telles réalisations.
Le site reste intact. Ainsi, après l'emballage du
Pont-Neuf à Paris par Christo, avec autorisations
officielles, le site a été rendu en son
état initial a ses utilisateurs et admirateurs. Extrait de
Spelunca, revue de la Fédération
française de Spéléologie,
n°50-1993, p.34-36
Caroline Jacquin-Pentillon vue
par...
Pour le paysage peint, il en est un peu de même. Au
détour des touches colorées, à travers
la recherche constante au moment de la création du
tableau, l'esprit s'apparente à la longue
construction des réseaux. Au travers d'un long
cheminement intérieur se fixe une architecture
née de l'obscurité. Je ne fixe pas un instant
déterminé, la grotte x à 4 h de
l'après-midi, mais tente d'inventer un autre
espace.
Alors, j'ai choisi le monde souterrain.
La carrière pourra agir comme le point de
départ, un élément essentiel pour
sentir et composer un espace souterrain qui demeure
majeur.