Adoré FLOUPETTE
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On trouvera ci-dessous le texte des Déliquescences, tel qu'il a été publié dans l'édition de 1972 (Milan, Cisalpino-Goliardica).

 

LES
DÉLIQUESCENCES

POÈMES DÉCADENTS
d'Adoré Floupette
avec sa vie par
MARIUS TAPORA
 

 

p.37

     Mon vieil ami et camarade de classe, Adoré Floupette, poète décadent, est venu l'autre jour me faire une proposition singulière. Il s'agissait d'écrire une préface à son étonnant recueil de vers, les Déliquescences. Tout d'abord je me suis récrié comme un beau diable : «Mais, Adoré, tu n'y penses pas. Moi, simple pharmacien de deuxième classe, rue des Canettes, un potard, comme on dit dans le monde, servir d'introducteur à un homme comme toi ! On en rira longtemps au «Panier fleuri». Malheureusement, Adoré a tenu bon. Comme de juste, il méprise profondément le public. Un ramassis de crétins ! se plaît-il à dire dans l'intimité. Pourtant son dédain ne va pas sans un peu de pitié. Au fond, il est bon garçon ; il sent bien qu'il faut faire quelque chose pour ceux qui n'ont pas eu, comme nous, la chance d'être initiés au grand Arcane. Des niais, soit, mais ce n'est pas leur faute. Ils ne savent pas ; voilà tout. Quant à répandre lui-même la bonne parole, Floupette n'y saurait condescendre ; on ne peut raisonnablement l'exiger de lui. Il plane, c'est sa fonction, ne lui en demandez pas davantage.
 

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     C'est ainsi que moi, droguiste indigne, je me trouve, à ma grande surprise, devenu le Louis Figuier de la poésie de l'avenir. Réussirai-je dans cette tâche ardue ? Je n'ose l'espérer, mais, comme dit le fabuliste (encore un qui n'est pas dans le train) :

    J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris.

     Avant tout, quelques détails biographiques sur l'auteur des Déliquescences me semblent indispensables :
     Floupette (Joseph-Chrysostôme-Adoré) n'est pas Auvergnat, comme d'aucuns l'ont avancé, sans doute, avec une pointe de malveillance. Il naquit, en effet, le 24 janvier 1860, près Lons-le-Saulnier, où nous grandîmes côte à côte, étant compatriotes et presque voisins. Autant qu'il m'en souvienne, M. Floupette père avait été quelque chose dans les Vins et Liqueurs. Retiré des affaires, il vivait de ses rentes, en fort bonne intelligence avec madame son épouse, laquelle, m'a-t-on dit, excellait dans la fabrication de la confiture de groseille et du raisiné. C'était un homme grave, toujours boutonné jusqu'au menton et qui passait pour avoir de très grands moyens. Je ne l'ai jamais vu ouvrir la bouche.
     Dans cet austère milieu, le jeune Adoré croissait chaque jour en force et en sagesse. Mais il vaut mieux glisser sur ces années ingénues, émaillées de mille délicieuses petites folâtreries enfantines. Toutes les mères me comprendront.
 

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     C'est en 1873 que je retrouvai notre ami au Lycée de Lons-le-Saulnier. Ah ! le cher Adoré ! Je le vois encore. Joufflu comme un chérubin et rose comme une pomme d'api, avec un nez en pied de marmite, de gros yeux ronds à fleur de tête et un ventre rondelet qui déjà s'annonçait comme devant bedonner un jour, il avait l'air d'une lune en son plein, joviale et tout à fait bonne fille. On ne peut pas dire qu'il eût de grands succès dans ses classes. S'il avait voulu, il est évident que personne ne l'aurait surpassé, mais il ne voulait pas. Il était trapu, en dedans. Cela lui suffisait. Déjà, au surplus, la passion de l'histoire naturelle l'avait envahi. Sa sollicitude s'étendait à tous les insectes connus, et son pupitre était comme un hôpital à l'usage des scarabées malades et des coléoptères éclopés. Et puis la muse commençait très fort à le taquiner.
     Tous les huit jours, Mme Floupette venait au parloir, et elle remettait religieusement à son fils la somme de 1 fr. 50, en lui disant : «Adoré, voilà ta semaine. Ne la dépense pas toute à la fois !» C'était peu sans doute. Mais la jeunesse est ingénieuse, et nous avions trouvé au bout de la rue du Commerce un petit café où l'on avait d'exécrables consommations aux prix les plus doux. Que de bonnes journées de sortie nous avons passées, en cet endroit, au milieu de la fumée des pipes et du bruit que faisaient les joueurs de domino ! Nous avions notre table à nous, tout au fond de l'estaminet. Quand les bocks frelatés com-
 

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mençaient à nous monter au cerveau, nous entonnions joyeusement, en scandant le rythme à coups de talons, l'ode d'Horace :

    Nunc est bibendum, nunc pede libero
    Pulsanda tellus, etc...

     Et, tout à coup, Floupette, se levant d'un air inspiré, les cheveux en coup de vent, déclamait sa description de la tempête :

    Quelquefois l'air en feu, du sein d'un noir orage,
    A la nature entière, effroyable présage,
    Darde ces traits bruyants, qui portés aux échos
    Font redouter au loin le retour du chaos.
    Les animaux tremblants regagnent leurs tanières, etc.

     Nous avions le culte de la périphrase, comme il convient à des classiques renforcés et nous pensions sérieusement que Racine était très fort. J'en rougis un peu. Il y avait là Dorémus, qui est maintenant receveur de l'enregistrement, Guillonet, qui ne se doutait pas qu'il serait un jour la fleur des agents voyers, et Chapoulet, qu'on appelait le fifi, parce qu'il était le favori du pion, et le petit Caillot et le gros Cocogne, enfin toute une bande de joyeux potaches, aujourd'hui dispersés, Dieu sait où. C'était le bon temps.
     Un jour cependant (nous étions à l'époque des vacances), Floupette vint me trouver et, l'allure mystérieuse, le doigt sur la bouche, dans l'attitude d'un sphinx, un peu plus grassouillet qu'il n'est d'usage, il me dit ces étranges paroles : «Connais-tu Lamartine ?» Je fus, je l'avoue, interloqué.
 

 

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