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André
Frédérique (1915-1957), ami de
Jean Carmet,
Jean Poiret, Jean-Marc Thibault, etc., exerça
la profession de pharmacien, mais se consacra davantage
à l'écriture de textes surprenants
(poèmes, roman, théâtre), empreints
d'un humour noir proche du surréalisme qui le fit remarquer par Raymond
Queneau dès 1945.
On lui doit
notamment : Ana (poésie,
1944), Histoires blanches (1946), Aigremorts
(1947), Poésie
sournoise (1957), ainsi que plusieurs oeuvres posthumes :
André
Frédérique ou l'art de la fugue (1994),
La grande fugue suivie du dictionnaire du
second degré (1995). Certains de ces
ouvrages ont été plusieurs fois réédités.
Les extraits
ci-contre ne sont ni tout à fait spéléologiques,
ni tout à fait des poèmes. Nous
avons cependant tenu à les reproduire ici,
pour la poésie qui s'en dégage et
pour l'exploration intérieure qu'ils traduisent...
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Spéléologie
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A Robert Chatté
Certains spéléologues
proposent à des petites filles de les suivre.
Les mères s'y opposent. Dans les grottes
tout est possible. Même si c'est pour leur
montrer des excentriques vipériformes, qui
font forcément rire les petites filles, parce
qu'ils ressemblent à des sucres d'orge, à
des araignées ou à des poupées
de bois, sortis des murs et des voûtes. Parfois
la mère les accompagne, mais c'est pour dire
des bêtises. Aussi les savants préfèrent-ils
descendre seuls avec les petites filles dans la
profondeur de la terre.
Ils leur font voir
ces mains, issues d'une bougie de pierre fondue,
qui s'écoulent lentement du plafond, prêtes
à serrer si on les touche, mais qui, cassées,
ne font plus peur, le ventre en l'air, bêtes
comme des mains humaines.
Elles aiment aussi
les bruits, les échos, leurs pas qui se cognent
dix fois, s'affaiblissant jusqu'au fond des entrailles
en un murmure, comme de la soie déchirée.
Un glouglou triste venu d'une salle jamais découverte
et qui s'écoule. Parfois des froissements
d'ailes d'oiseaux invisibles et d'autres petites
filles, qui courent en se bouchant les oreilles,
que l'on n'avait pas amenées, pourtant.
Revenus
à la surface, les spéléologues
reparaissent avec d'autres enfants que celles qu'on
leur avait confiées à contrecoeur,
des bossues. Il faut voir la tête des mères
qui réclament les vraies et se repentent
toute leur vie de les avoir laissées partir.
Extrait
de Ana,
1944
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Le supplice de la question
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Le puits interroge la nuit pour qu'il
tombe une pierre La feuille interroge le ciel qu'il
tombe un oiseau Tout le ciel interroge l'homme et
l'homme interroge le puits.
Extrait
de Semainier in
Histoires
blanches,
1946
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Le bon fils
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J'ai bien du mérite à rester
chez mon père [...].
Le dimanche c'est la corvée
d'angoisse, c'est dire si j'appréhende la
fin de la semaine. Il me mène au bord d'un
gouffre, cent à cent cinquante mètres
(nous sommes dans un pays de faible relief), attaché
par un cordon assez mince pour me causer des frayeurs
inouïes à chaque geste que je fais,
assez solide pour me retenir au vieil arbre pourri
qui craque lentement. J'attends la fin du jour.
C'est ce qu'il appelle me distraire. Qu'une fête
tombe un lundi ou qu'on fasse le pont dans les services
de l'État, je subis trois à quatre
jours de pendaison au-dessus du vide [...].
Extrait
de Familiaire in Histoires
blanches,
1946
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Châtiment
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On me met au pain sec pour
un rire. Donc, un père qui ne badine pas.
Le cachot exigu où je ne puis m'étendre
est obscur. Si j'arrive à remuer, c'est pour
tomber dans un réduit placé en contrebas,
un peu plus large que le premier ; puis une
nouvelle chute et un autre réduit. Ainsi
de suite, jusque dans une grotte fort sombre mais
immense, creusée de profonds dégagements
où je me promène à ma guise
sans rencontrer d'autre bruit que mon pas [...].
Extrait
de Familiaire in Histoires
blanches,
1946
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