|
[...] Depuis ce jour, au mois où l'on coupe les seigles, Je monte tous les ans la
montagne des Aigles, Et, de mon pauvre ami le récit à la main, De la
grotte, en lisant, je refais le chemin ; Du drame de ses jours j'explore le
théâtre, Et j'y trouve souvent son vieil ami le pâtre, Qui, laissant
ruminer à l'ombre son troupeau, Rêve des deux amants, assis sur leur tombeau
; Car, malgré le mystère et malgré la distance, Jocelyn dort aussi près du
corps de Laurence. Lorsque dans la montagne on sut, par mes discours, Le
secret divulgué de ces saintes amours, Ses pauvres paroissiens, par pitié
pour son âme, Rapportèrent sa cendre au tombeau de la dame ; Et, depuis
sept printemps, ils sont couchés tous trois Aux lieux qu'ils ont aimés, et
sous la même croix. Souvent, des jours entiers, j'y rêve et j'y médite
; Car on aime ce sol qu'une dépouille habite, Comme on aime à s'asseoir
sur le banc de gazon, Où, lorsque le soleil a quitté l'horizon, La brume
du couchant, que l'heure en paix déplie, Vous enveloppe d'ombre et de
mélancolie, Mais où le rayon mort, qui voile sa splendeur, Laisse
longtemps sur l'herbe un reste de tiédeur !
|
|
Vision
Six mois après, au temps où l'on coupe les seigles, Je vins herboriser aux
montagnes des Aigles. Et, de mon pauvre ami le récit à la main, De la
grotte, en lisant, je cherchais le chemin. Du drame de ses jours j'explorais
le théâtre, Lorsque je rencontrai par hasard le vieux pâtre. Je m'assis
près de lui, sur l'herbe, au bord des flots ; Nous causâmes ensemble à peu
près en ces mots :
Le pâtre
Qui cherchez-vous, monsieur, dans ces déserts ?
Moi
La place D'une histoire d'amour que ce livre retrace, La grotte où deux
enfants, sous les yeux du Seigneur, Eurent tant d'innocence avec tant de
bonheur ; Montrez-moi le tombeau de la dame inconnue.
Le pâtre
Quoi ! cette histoire aussi jusqu'à vous est venue ?
Moi
J'étais le seul ami de l'un des deux amants, (En lui montrant le manuscrit.) Et j'ai là le récit de tous leurs sentiments.
Le pâtre
Je voudrais bien savoir si ce livre me nomme.
Moi
Vous ?
Le pâtre
Oui, moi.
Moi
Et comment ?
Le pâtre
Je ne suis qu'un pauvre homme ; Et c'est moi qui fus cause, hélas ! sans
le savoir, De leur bonheur trop court et de leur désespoir.
Moi
Quoi ! vous seriez... ?
Le pâtre
C'est moi qui leur montrai la route De la grotte, et deux ans les cachai
sous sa voûte ; C'est moi qui les nourris, elle et lui, de mon
pain. Tenez, voyez là-haut, au-dessus du sapin, À droite, un peu plus bas
que cette aiguille blanche : Vous suivrez le ravin comblé par l'avalanche
; Par une gorge étroite, après, vous descendrez Jusqu'aux rives du lac,
bordé de petits prés ; Et là, près de la grève où son écume flotte, Vous
verrez trois tombeaux à deux pas d'une grotte.
Moi
Trois tombeaux ? Le récit ne parle que de deux : Le proscrit et
Laurence.
Le pâtre
Et leur ami près d'eux.
Moi
Quoi ! Jocelyn ici ? Vous vous trompez.
Le pâtre
Lui-même. Il repose en ces lieux auprès de ce qu'il aime. Instruite, on
ne sait trop comment, des grands secrets, Quand Marthe eut tout trahi par des
mots indiscrets, Ses pauvres paroissiens, par pitié pour son
âme, Rapportèrent son corps au tombeau de la dame ; Et depuis deux saisons
ils sont couchés tous trois Aux lieux qu'ils ont aimés, et sous la même
croix.
Moi
Ah ! vers ces trois tombeaux, berger, menez-moi vite ! J'aime à fouler le
sol que sa dépouille habite, Comme on aime à s'asseoir sur le bloc
attiédi Où le rayon du jour à peine est refroidi. Allons ! le jour encore
éclaire la montagne.
Le pâtre
N'attendez pas, monsieur, que je vous accompagne ; Pour la dernière fois
j'ai foulé ces sommets. Allez-y seul ; mes pieds n'y monteront jamais !
Moi
Avez-vous donc, berger, peur de ce coin de terre ?
Le pâtre
Il se passe, monsieur, là-haut quelque mystère Que l'homme encor pécheur
profane en regardant : C'est comme un Dieu caché dans un buisson ardent.
Moi
Qu'avez-vous vu ? Parlez !
Le pâtre
Oh ! des choses étranges Et faites seulement pour les regards des
anges.
Moi
Ne m'ouvrez pas ainsi votre coeur à demi. Je crois en Dieu, berger, et
j'étais leur ami !
Le pâtre
Vous voulez donc, monsieur, que je vous le raconte ? Dieu sait si je vous
mens, et pourtant j'en ai honte. Vous direz : « C'est un rêve ! » et je ne
dormais pas. Un jour, près des tombeaux j'avais porté mes pas ; Pour ces
trois chers défunts j'avais dit mes prières, Fait trois signes de croix, et
baisé leurs trois pierres ; Puis, les yeux par mes pleurs encor tout
obscurcis, Non loin, au bord du lac, pensif, j'étais assis. Aucun vent
n'en frôlait la surface limpide ; L'eau profonde y dormait, transparente et
sans ride ; Et je laissais mes yeux, qui regardaient sans voir, Avec
distraction flotter sur ce miroir. La cime des glaciers avec ses neiges
blanches, La grotte et ses tombeaux, les chênes et leurs branches, Et le
dôme serein d'un pan de firmament, Tout s'y réfléchissait, clair, dans
l'éloignement. Soudain l'onde immobile, où mon regard se
plonge, S'illumine ; et je vois, comme l'on voit en songe, Deux figures
sortir du ciel resplendissant, Aux cimes du glacier descendre en
s'embrassant, Et, comme deux oiseaux dont l'aile est éclairée, S'abattre
sur la grotte et planer à l'entrée. Ébloui des clartés que l'eau semblait
darder, Sans haleine, j'osais à peine regarder ; Mais l'image dans l'eau
s'éclairant à mesure, Je reconnus, monsieur, l'une et l'autre figure.
Moi
Et c'était... ?
Le pâtre
Jocelyn ! et Laurence avec lui ! Si j'avais pu marcher, je me serais enfui
; Mais je restai cloué de terreur à ma place, Et mes yeux, malgré moi, les
voyaient dans la glace, Vêtus d'air et de jour au lieu de vêtements, Se
tenant par la main ainsi que deux amants ; Sur l'herbe qui frémit leurs pieds
joints s'arrêtèrent, Et de là, sans parler, leurs regards se portèrent Sur
les sites, les eaux, les arbres du beau lieu, Comme quand on arrive, ou qu'on
va dire adieu ; Tour à tour l'un à l'autre ils se montraient du geste, Du
temps de leurs amours, hélas ! le peu qui reste, Les plantes, les rochers,
les chênes éclaircis, La mousse au bord du lac où l'on s'était assis, La
source extravasée et les nids d'hirondelles, Et la plume par terre arrachée à
leurs ailes ; Puis ils se regardaient, souriant, elle et lui, Comme
quelqu'un qui voit son idée en autrui ; Et Laurence, abaissant une main
jusqu'aux herbes, Des mille fleurs des prés cueillait de grosses
gerbes, Feuille à feuille, au hasard, nuançait leurs couleurs, Et de la
tête aux pieds se revêtait de fleurs, Comme une aurore au ciel se revêt de la
nue ; Et l'amant embaumé s'enivrait de sa vue. Et, comme pour venir
assister à leurs jeux, Tout ce qu'ils appelaient ressuscitait pour eux
; Et les plantes croissaient à leur seule pensée, Et la biche accourait
lécher leur main baissée, Et le chien au soleil se couchait à leurs
pieds, Et les pigeons enfuis de leurs nids, effrayés, Par Laurence nommés
revenaient d'un coup d'aile Becqueter son épaule et planer autour
d'elle. Et puis je vis venir d'en haut, monter d'en bas, Hommes, femmes,
enfants, que je ne connus pas, à ces noces du ciel foule que Dieu
convie, Venant pour retracer et bénir une vie. Jocelyn, lui du moins, tous
les reconnaissait, Car par son nom mortel chacun le bénissait. Et deux
anges de Dieu sur l'herbe descendirent ; Sur le couple béni leurs ailes
s'étendirent ; Et ces ailes formaient comme un grand dôme bleu Pour
ombrager leurs fronts d'un invisible feu Et j'entendis les voix d'un million
de génies Se répandre sur l'onde en vagues d'harmonies ; Et pendant qu'ils
chantaient, les anges du Seigneur Aux doigts des deux amants rougissant de
bonheur Passaient le double anneau des noces éternelles, Et sur leurs
fronts baissés, ouvrant un peu leurs ailes, Laissaient percer du ciel un
rayon de l'amour Et mes yeux, foudroyés de ce céleste jour, Virent les
deux amants ne former qu'un seul être Où l'un ne pouvait plus de l'autre se
connaître, Et dans un lumineux évanouissement Fondre comme une étoile au
jour du firmament. Et comme, pour mieux voir, je détournais la tête, Tout
le lac frissonna du vol de la tempête, Et roula dans ses bruits, avec
solennité : « Laurence ! Jocelyn ! amour ! éternité ! »
|