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Extrait de Nouveaux Voyages en Zigzag à la Grande Chartreuse, autour du Mont Blanc, dans les vallées d'Herenz, de Zermatt, au Grimsel, à Gênes et à la Corniche, précédés d'une notice par Sainte-Beuve et illustrés d'après les dessins originaux de l'auteur, par Rodolphe Töpffer (Victor Lecou, Paris, 1854, 454 pages), pages 120-123.

Note : Alisi Penay est un chasseur de marmottes, surpris par Rodolphe Töpffer en train de graver son nom sur un rocher, en montagne.

 

Ce qu'il y a de certain, c'est que, du plus au moins, tout homme ressent ce mystérieux instinct qui a guidé le ciseau d'Alisi Penay, celui de s'inscrire en quelque endroit, celui d'attacher quelque part la marque de son passage sur la terre; et, à notre avis, ce n'est pas tant là une des mille formes de la vanité humaine, comme c'est le naturel essor d'une des secrètes aspirations de l'âme, de sa soif de vie et de durée, de son horreur de l'oubli et du néant. Aussi sommes-nous disposés à voir dans le voyageur qui charbonne son nom sur les parois d'une grotte écartée, non pas tant un sot, non pas même un vaniteux qui se propose la risible satisfaction d'une célébrité de muraille, mais bien plutôt la créature mortelle qui leurre comme elle peut sa légitime avidité de vivre, d'être présente sur la terre, d'y être l'objet d'un signe, d'un regard, alors même qu'elle sera absente, on alors même qu'elle ne sera plus. Ou bien pourquoi verrait-on ceux que la raison, que le bon goût, que la vanité elle-même, celle de ne s'associer pas aux pratiques de la foule, ne détourne pas d'imiter Alisi Penay, se choisir souvent, pour y inscrire et leur nom et la date de leur passage, les endroits les plus retirés, les retraites les plus inaccessibles, les plus secrets asiles, contents s'ils peuvent abriter leur marque contre la jalouse atteinte des ricaneurs, contents s'ils peuvent se figurer, dans le silence de leur coeur, qu'un jour, dans un temps aussi éloigné qu'incertain, un discret visiteur amené par le hasard découvrira la marque, s'arrêtera auprès, et, la voyant si humble et si cachée, par compassion, par retour sur lui-même, en respectera l'empreinte ? Oui, il y a là quelque chose de sérieux et de naturel tout ensemble, et s'il est vrai que beaucoup inscrivent leur nom par imitation, par sottise, un plus grand nombre encore l'inscrivent d'instinct, de mélancolie, si l'on veut, et comme pressés de conjurer d'avance par cette trace qui, toute fugitive qu'elle soit, a néanmoins la chance de leur survivre, l'entière destruction de leur mémoire, de dérober à l'inexorable voracité de la mort ce signe oublié de leur frêle et passagère existence!

Que si toutefois l'on veut absolument voir là une sotte vanité, alors, Alisi Penay, la vôtre est aussi légitime, plus excusable peut-être que ne l'est celle de ces monarques qui font inscrire sur les monuments, sur les arcs de triomphe, sur l'airain et sur le marbre leurs noms et leurs vertus, leurs bienfaits et leurs victoires! Car n'êtes-vous pas homme aussi, et, s'il est permis à ces fastueux de s'inscrire au fronton de tous les édifices d'un grand royaume, qui pourrait vous blâmer d'avoir, à ce même effet, disposé d'une pierre du chemin? ou encore, si comme le prétend un vulgaire dicton :

Il n'y a que la canaille
Qui mette son nom sur les murailles,

Sésostris, Aménophis, Adrien, Sévère, d'autres encore depuis le commencement du monde jusqu'à nos jours, ne vous ont-ils pas donné l'exemple de l'y mettre, el voudrait-on que vous fussiez plus fier ou moins humble que ces conquérants des nations, que ces maîtres du monde? Mais non, Alisi Penay, il n'y a pas rien que la canaille qui aime à crayonner son chiffre sur les rochers des montagnes, sur la robe de Memnon, au pied des Pyramides, à la voûte des catacombes, il y a encore les simples, les poëtes, tous ceux aussi chez lesquels cet universel instinct qui pousse à laisser quelque signe de soi prévaut sur la fashionable réserve qu'impose le dicton.

Et il est si vrai, Alisi Penay, qu'il en va ainsi; et il est si vrai que c'est bien là une sorte d'universel instinct que l'éducation, que les manières, que les convenances, et surtout cette vanité elle-même avec laquelle on le confond communément, répriment sans jamais le détruire, que ceux-là seuls y donnent essor sur qui ces contraintes sont sans empire, et qui réfléchissent trop peu pour s'élever jusqu'à la vanité d'être modestes: car où donc se voient inscrits aux murailles chiffres et noms propres en foule?

Dans les écoles, dans les casernes, dans les petites hôtelleries, dans les villages, sous le porche de l'église ou de la maison commune; dans les campagnes, sur le plâtre des chapelles écartées... Et pourquoi, Alisi Penay? c'est que le peuple seul, et parmi les familles d'une classe plus élevée, les enfants seuls, c'est-à-dire ceux que rend semblables entre eux, malgré la différence des conditions, une même franchise d'âme, une même naïveté de coeur, une même absence de vanité, seuls aussi se livrent avec bonhomie à ce désir de laisser sur leur passage quelque trace d'eux-mêmes, ne fût-ce que l'énigme de leur nom et de leur prénom réduits à deux muettes majuscules. Chose curieuse, Alisi Penay, et qui prouve en notre faveur, à Herculanum, à Pompei, sur les murailles d'écoles et sur les murailles de corps de garde, on trouve griffonnés des noms de soldats, des noms d'écoliers, et point dans les villas, point dans les cours intérieures, des noms de fashionables du temps.

Pour nous, si, réservé comme tant d'autres, si, comme tant d'autres, crainte d'encourir la sentence du dicton, il ne nous est pas arrivé de charbonner notre nom sur le plâtre ou de le graver sur les tables des hôtelleries, c'est sans dédain du moins comme sans blâme; c'est avec amusement aussi, que tant de fois nous avons considéré et lu des kyrielles d'Alisi Penay inscrits tantôt sur les murailles d'habitation, tantôt dans les grottes et dans les passages de rare ou de difficile accès. En contemplant ces kyrielles, il nous semblait, en vérité, que nous fussions en compagnie de bonnes gens, et non pas en compagnie de barbus, de chevelus, de pekoe ou de gourmés; au milieu d'hommes sains de coeur et vivants de naturel, et non pas au milieu de froids automates mis en mouvement par les cent mille ficelles du paraître au milieu de nos semblables, et non pas au milieu d'espèces non moins déplaisantes que nouvelles ou inconnues. Et quel chapitre, pensions-nous, il y aurait à faire sur la physionomie graphique de ces noms tracés, les uns avec une gravité drôle, les autres avec un gauche apprêt, les uns décelant le loisir ou la hâte, le repentir ou la fanfaronnade, les autres solennels comme un maître d'école, vulgaires comme un parafe de courtaud, ou empâtés comme un bonjour de crétin. Ce chapitre, il manque à l'ouvrage de Lavater, et c'est grand dommage.