Spéléologie (6)
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4. La biospéologie

    Historique

    L'existence d'animaux cavernicoles avait été remarquée bien avant que les biologistes ne s'intéressent à ceux-ci. Passant sous silence les légendes liées à la vie souterraine, on peut dater du XVIIe siècle la première découverte marquante de la biospéologie, lorsque Valvasor découvrit en 1689, dans une grotte de la Carniole (Slovénie), le premier Vertébré cavernicole, le Proteus anguinus, Batracien urodèle, qui a été étudié systématiquement dès 1768. En 1842, J. E. De Kay décrivit l'Amblyopsis spelaea, Téléostéen cavernicole des grottes du Kentucky. L'exploration souterraine devint l'auxiliaire de la récolte scientifique à partir de 1888, date à laquelle Martel commence à visiter un nombre important de cavités, en France et dans une vingtaine d'autres pays. Son disciple A. Viré le suit dans cette voie à partir de 1895 et soutient en 1899 une thèse sur la faune aquatique hypogée. Les véritables fondateurs de la biospéologie sont toutefois E. Racovitza et R. Jeannel. Océanographe de formation, le Roumain Racovitza capture, en 1905, un insecte exceptionnel (Typhlocirolina moraguesi) dans les grottes du Drach (île de Majorque) et entrevoit à ce moment toute la signification que peut prendre la biologie des cavernicoles. Il publie, en 1907, son Essai sur les problèmes biospéologiques, premier ouvrage d'ensemble sur la question et authentique manifeste de la nouvelle science.

    En 1920, Jeannel fonde avec Racovitza, à Cluj (Roumanie), le premier institut de spéléologie, Racovitza en assumant la direction et Jeannel la sous-direction. Outre ces deux fondateurs, il y a lieu de citer parmi les chefs de file de la biospéologie C. Eigenmann (importante monographie sur les Vertébrés cavernicoles américains, 1909); A. Vandel (fondateur et premier directeur du Laboratoire souterrain du C.N.R.S. à Moulis; recherches essentielles sur le Protée [Proteus anguinus], premier traité d'ensemble sur la biospéologie, 1964; travaux d'ensemble sur l'évolution); P.-A. Chappuis (directeur adjoint de l'institut de Cluj et sous-directeur en 1948 du Laboratoire souterrain du C.N.R.S.: recherches sur les mécanismes du peuplement hypogé); L. Fage (travaux fondamentaux sur les Araignées cavernicoles); C. Kosswig (recherches sur la génétique des populations souterraines; théories d'ensemble sur les phénomènes d'évolution régressive). La nouvelle discipline fut appelée à l'origine "biospéléologie" par Viré. Racovitza proposa "biospéologie", plus simple et plus euphonique. Depuis 1897, date à laquelle Viré fonda le "laboratoire des Catacombes", sous le Jardin des Plantes, à Paris, divers laboratoires souterrains sont apparus dans plusieurs pays (Hongrie, ex-Yougoslavie, Belgique...). De telles installations supposent l'existence d'une grotte laboratoire couplée à un laboratoire de surface. Une grotte laboratoire est indispensable, si l'on veut étudier les animaux cavernicoles dans leur milieu naturel, exigence capitale en raison de la fragilité des espèces et de l'impossibilité pratique d'acclimater les cavernicoles en milieu épigé. Quant au laboratoire de surface, il est nécessaire pour effectuer le travail biologique qui ne peut être mené sous terre (coupes histologiques, mesures physiologiques, etc.).

    Les espèces cavernicoles

    Si l'on désire dresser un tableau cohérent des animaux cavernicoles, il y a lieu de les envisager sous l'angle de leur degré de pénétration dans les milieux souterrains. C'est en fonction de ce critère que l'examen des différents groupes zoologiques rencontrés dans ces milieux prend toute sa signification écologique et évolutive. Avant la publication du mémoire de Racovitza (1907), plusieurs auteurs avaient tenté d'établir les catégories majeures de cavernicoles (J. C. Schiödte, 1849; J. R. Schiner, 1854; G. Joseph, 1882). C'est Schiner qui a proposé la première classification valable, reprise par Racovitza et qui s'est imposée jusqu'à nos jours avec quelques modifications secondaires. Selon le critère précité, les cavernicoles se répartissent en trois catégories principales: les trogloxènes (hôtes temporaires), les troglophiles (hôtes électifs) et les troglobies (cavernicoles authentiques asservis au milieu hypogé).

    Les trogloxènes

    Considérés à l'origine et par Racovitza lui-même comme des animaux "égarés" dans le milieu souterrain, les trogloxènes ont fait l'objet d'études de plus en plus systématiques qui ont permis de définir avec précision leur situation écologique très particulière. Dans la classification de M. Pavan (1950), les trogloxènes sont définis comme des formes qui peuplent par hasard le milieu souterrain et subissent passivement les conditions qui y règnent. Depuis lors, de nombreuses observations ont montré que les trogloxènes occupaient les grottes "de façon temporaire mais systématique". Étudiant la biologie de Triphosa haesitata, Lépidoptère cavernicole de l'Amérique du Nord, R. E. Graham (1968) a pu démontrer que cette espèce ne fréquentait que la zone d'entrée des grottes, car sa pénétration est réglée par un optimum d'éclairement qui lui interdit de pousser ses explorations dans la zone profonde obscure. Cependant, l'espèce, présente dans la grotte toute l'année, forme dans la zone de pénombre des rassemblements dont la densité, calculée statistiquement, s'écarte significativement d'une répartition purement aléatoire. Des observations pratiquées sur l'espèce européenne Triphosa dubitata montrent que ce papillon trogloxène recherche également dans les grottes des conditions particulières d'humidité et d'éclairement. La découverte de ces optimums est réglée par des comportements d'exploration orientée (taxies), dont le déclenchement est contrôlé par des biorythmes saisonniers (rythmes circannuels). Il apparaît ainsi que la pénétration systématique dans les cavernes des deux Lépidoptères trogloxènes les plus communs (Triphosa dubitata et Scoliopteryx libatrix) s'explique par une "recherche active" d'un signal optique particulier, constitué par un ensemble contrasté (zone noire sur fond clair). Dans la nature, une telle disposition indique presque toujours la présence d'une cavité souterraine (l'entrée dans la paroi calcaire), si bien qu'en recherchant systématiquement une telle image les Lépidoptères trogloxènes augmentent très fortement leurs chances de parvenir dans un milieu qui va convenir à leur hibernation. Ce comportement a été étudié récemment en détail en utilisant, notamment, la technique des leurres (R. Tercafs et G. Thinès, 1972).

    D'autres animaux trogloxènes pénètrent dans les cavernes pour des motifs différents.

    Motifs de la pénétration dans les cavernes Motifs de la pénétration dans les cavernes

    En résumé, les trogloxènes sont des animaux qui fréquentent temporairement les grottes en raison d'exigences physiologiques particulières liées aux variations saisonnières et caractérisées par un ralentissement prolongé de l'activité de l'organisme. Le milieu hypogé est particulièrement favorable à la survie de l'espèce au cours de ces périodes, mais il ne constitue nullement un gîte obligatoire, l'animal étant susceptible de trouver éventuellement des conditions semblables ou même identiques dans des niches épigées spéciales (cas des chauve-souris hibernant dans des habitations humaines). Les trogloxènes ne pénétrant dans les grottes qu'aux périodes où leur activité est réduite, ils ne s'y reproduisent généralement pas. Ils ne diffèrent en rien des formes épigées sous l'angle morphologique.

    Les troglophiles

    Les troglophiles peuvent être définis comme les hôtes "électifs" du milieu souterrain en ce sens que, sans présenter de modifications morphologiques typiques, ils se révèlent particulièrement aptes à vivre dans les biotopes hypogés, en raison d'affinités éthologiques et de prédispositions physiologiques, principalement liées à leur régime alimentaire. Pour ces raisons, les troglophiles fournissent les exemples les plus démonstratifs des phénomènes dits de préadaptation. L. Cuénot (1914) a introduit cette notion pour expliquer le peuplement des "places vides" par les espèces qui réussissent à s'y adapter. Loin d'avoir la moindre résonance finaliste, le concept de préadaptation traduit simplement le fait qu'une espèce animale ne colonise un milieu particulier que si elle possède certains caractères qui en font un candidat électif pour celui-ci, les caractères en cause pouvant ne présenter aucune valence déterminante de survie dans le milieu occupé antérieurement. Les travaux de Tercafs (1961) sur les Gastéropodes troglophiles du genre Oxychilus mettent fort bien en évidence les caractéristiques essentielles des formes troglophiles: contrairement aux escargots épigés qui hibernent à partir du moment où la température et le degré hygrométrique atteignent une limite inférieure précise (+/- 5 °C), les Oxychilus cavernicoles manifestent une activité continue pendant toute l'année. L'étude des préférendums de l'espèce montre que celle-ci recherche des conditions critiques de température situées entre 5 et 12 °C et d'une humidité relative de l'ordre de 75 à 100 p. 100; en outre, les animaux recherchent l'obscurité et les endroits où les mouvements de l'air sont peu marqués; à cet égard, formes hypogées et formes épigées manifestent des besoins analogues; de même la répartition circadienne de l'activité est très semblable chez les cavernicoles et chez les épigés, mais l'hibernation ne s'observe plus chez les formes cavernicoles.

    Enfin, les escargots épigés sont détritivores, tandis que les cavernicoles sont carnivores. D'autres exemples des exigences préadaptatives définissant les troglophiles peuvent être trouvés dans d'autres groupes d'animaux.

    Caractéristiques du milieu souterrain Caractéristiques du milieu souterrain

    En résumé, les troglophiles sont des formes qui peuplent les milieux souterrains, en raison de conditions écologiques régnant dans ceux-ci, mais dont l'existence n'est nullement exclue dans de nombreuses niches épigées. La coexistence de formes épigées et de formes cavernicoles au sein d'un même genre zoologique atteste que les troglophiles effectuent leur cycle vital entier dans les grottes, en raison d'une préadaptation qui est demeurée facultative pour des organismes voisins ou quasi identiques.

    Les troglobies

    Les troglobies sont les occupants permanents et obligés du milieu souterrain et ne peuvent survivre que dans celui-ci. On les considère, pour cette raison, comme des "prisonniers" du milieu hypogé. Le processus d'inféodation définitive aux conditions de vie souterraine suppose au départ, comme dans le cas des troglophiles, l'action de préadaptation. Néanmoins, à partir d'un stade de pénétration suffisamment poussé, l'adaptation devient irréversible en raison de modifications morphologiques, physiologiques et éthologiques qui rendent l'animal inapte à la compétition dans le milieu épigé. Les processus qui dominent à partir de ce moment sont les régressions. Elles ont pour effet, après un nombre suffisant de générations, le développement de populations cavernicoles entièrement constituées d'individus régressés subissant passivement les conditions hypogées en vertu d'un déficit génétique des capacités de régulation. Les formes qui atteignent ce stade sont des cavernicoles vrais ou troglobies (Vandel, 1964). Les troglobies comptent un nombre important de formes caractéristiques parmi les Invertébrés (Coléoptères, Crustacés). Les Vertébrés comprennent un nombre limité de troglobies véritables, parmi lesquels figurent principalement des Urodèles (Protée) et des Poissons.

    Les régressions typiques des troglobies se manifestent par l'absence ou la réduction profonde des yeux et des pigments cutanés, par une diminution du métabolisme général et un ralentissement considérable de la croissance et du développement. Ajoutons que chez les Invertébrés cavernicoles le cycle vital diffère nettement de celui des formes épigées appartenant aux mêmes groupes zoologiques.

    Ainsi, les Coléoptères troglobies (Speonomus, par exemple) manifestent une activité continue: elle n'est pas réglée par un système circadien. Elle est maximale autour de 5 °C. Au-delà de + 25 °C et en deçà de -5 °C, les Insectes sont incapables de survivre. Le taux hygrométrique optimal se situe à 95 p. 100 environ, une variation positive de 5 p. 100 étant la plupart du temps léthale. Les recherches de S. Deleurance-Glaçon (1953-1961) sur les Coléoptères Bathyscinae ont en outre montré que le cycle vital de ces Insectes diffère profondément de celui des formes épigées. La ponte, saisonnière chez ces dernières, est continue chez les formes cavernicoles. Quant à la vie larvaire, elle ne comporte plus que deux stades au lieu de quatre. Dans le cas d'espèces à forte spécialisation (Leptodirus, par exemple), le stade adulte apparaît après un seul stade larvaire. Les travaux de R. Ginet (1960) sur les Crustacés cavernicoles du genre Niphargus ont également mis en évidence d'importantes différences par rapport aux formes épigées du genre Gammarus: impossibilité de survivre à la lumière, résistance faible aux variations thermiques brusques, développement très lent. En ce qui concerne les Vertébrés, les recherches de Vandel et de J.-P. Durand (1972) sur le Batracien urodèle Proteus anguinus, troglobie caractérisé (élevé systématiquement pour la première fois dans la grotte laboratoire de Moulis), ont dégagé nombre de faits essentiels concernant la biologie de cet animal remarquable; aveugle et dépigmenté, il n'atteint sa maturité sexuelle qu'au bout de dix ans. Les Poissons cavernicoles recensés dans l'étude d'ensemble de Thinès (1969) présentent des caractéristiques comparables, mais le nombre d'espèces étudiées de façon approfondie est faible (Anoptichthys, Caecobarbus, Amblyopsis), le total des formes authentiquement cavernicoles atteignant à peine la trentaine. Chez ces animaux encore, l'oil et les pigments sont régressés, et l'étude de leur biologie générale et de leurs comportements met en évidence des déficits spécifiques très nets.

 

 

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