Jacques Gaffarel : Le Monde sousterrein | |
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Texte de l'article
de l'abbé Pierre Martel, paru dans le Bulletin
du Comité National de Spéléologie,
n°3-1952, pages 43-46. |
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Autour d'un Tricentenaire |
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Nombreux sont ceux qui connaissent le magnifique
site de Ganagobie, situé entre Forcalquier et Sisteron
(Basses-Alpes). Ses sous-bois, son panorama grandiose, son ancien
couvent de bénédictins, tout cela contribue à
en faire un des hauts-lieux de la Provence. |
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Mais il y a aussi de nombreux souvenirs historiques
que le nom de Ganagobie évoque pour les amis de la vieille
Provence. Parmi ceux-ci, il y a le souvenir de l'orientaliste
Jacques GAFFAREL, qui repose là-haut sous ces belles
mosaïques du choeur que l'on a dû recouvrir de terre
pour les soustraire aux mains des vandales. Rares sont les privilégiés
qui connaissent l'existence de cette tombe, "devant l'autel
de la petite abside du côté du Nord". Lors
d'un pèlerinage que je fis récemment sur la tombe
de cet illustre bas-alpin, je lui promis de combattre cette
conspiration du silence et celle, bien pire encore, de l'oubli. |
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Jacques GAFFAREL naquit en 1601, dans un
petit bourg de la Haute-Provence, à Mane-lez-Forcalquier,
d'une vieille famille du pays. Il fit ses études à
Apt, puis à Valence, où il y avait alors une Université,
enfin à Paris où il se perfectionna dans l'étude
de toutes les sciences, dans celle du droit-canon, de la théologie,
et surtout dans celle des langues orientales : hébreu,
syrien, arabe, persan, chaldéen, etc. Comme on le voit,
c'était un grand esprit. Il se spécialisera dans
l'étude de la magie, de la cabbale, des manifestations
supranaturelles et, en général, de toutes les
curiosités quelque peu extraordinaires. |
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Contemporain de Descartes et de La Rochefoucauld,
qu'il ne connut peut-être pas, il eut par ailleurs d'illustres
amis: NAUDÉ, GASSENDI, PEIRESC, RICHELIEU, qui le commit
à la recherche de manuscrits et ouvrages rares pour la
Bibliothèque Nationale naissante; MAZARIN, qui paraît
avoir été aussi son protecteur ; MERSENNE, qui
parfois eut avec lui de retentissantes discussions; et plusieurs
autres. Ce ne sont pas là des noms insignifiants. |
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Les livres de J. GAFFAREL sont introuvables
; les sujets traités invraisemblables. Peut-être
cela explique-t-il que, bien avant l'ère des spéléologues,
il se soit laissé attirer par l'étude des cavernes. |
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En plus de nombreuses traductions, en plus
de nombreux ouvrages en latin sur la cabbale ou sur les "étoiles
tombantes", il écrivit un "Traité des
Talismans et de la poudre de sympathie", un "Traité
des bons et mauvais génies", un "Traité
de la fin du monde", etc. Son livre principal s'intitule:
Curiositez inouyies sur la sculpture talismanique des Persans,
horoscope des Patriarches et lecture des estoiles. Publié
à Paris en 1629, il fut plusieurs fois réédité
et traduit, eut les honneurs de la contrefaçon, suscita
de nombreuses controverses et fut censuré parla Sorbonne.
Tous ces livres sont recherchés et si vous avez la bonne
fortune d'en découvrir un dans un recoin de la vieille
bibliothèque familiale, sachez qu'il vaut son pesant
d'or. Parcourez-le, vous verrez que cet homme aux idées
originales sut être en de nombreux points un novateur. |
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Déjà, dans les Curiositez Inouyies, GAFFAREL décrit des grottes ou telles autres "raretez" intéressant les spéléologues. Voici, à titre d'exemple, comment il commence la description des grottes de Maurin, dans le Grand Cagnon du Verdon : |
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"Dans les
grottes d'un désert de nostre Provence, appelé
l'Ermitage Sainct-Maurin, désert véritablement
affreux, pour estre au milieu des rochers, mais beaucoup plus
admirable que celui de la Grand'Chartreuse, soit pour son air
presque toujours serein et doux, ou pour le cristal de ses fontaines,
dont la source est prodigieuse, ou pour la beauté de
ses grottes, dignes palais de la nature, ou pour les flots de
son Verdon, lequel, contraint dans un lit trop petit, fait un
bruit qui cause une agréable horreur dans ces sainctes
solitudes ; dans ces grottes, dis-je, on voit quantité
de ces gamaheus en ronde bosse, etc." |
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Mais ce n'est pas tout. Ce chercheur et ce
collectionneur des choses les plus invraisemblables a son fichier
de toutes les "cavitez" possibles et imaginables et
il envisage dans sa vieillesse d'écrire un traité
spécial qui s'appellera Histoire du monde souterrain.
Après une vie mouvementée, il s'est retiré
dans le petit village de Sigonce, près de Ganagobie (et
il mourra le 1er décembre 1681). Il continue à
amasser et classer des notes. |
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Nous laissons maintenant la parole à
l'un de ses biographes, Paul GAFFAREL, qui lui consacra une
importante étude dans le Bulletin de la Société
Scientifique et Littéraire des Basses-Alpes, en 1904. |
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"Ce sujet occupait GAFFAREL depuis de
longues années. Il ne voulait pas décrire seulement
les grottes et cavernes de l'époque contemporaine, mais
avait entrepris l'histoire de ces grottes et cavernes. A la
fois précurseur dans l'ordre scientifique des explorateurs
modernes, ce qui dénote chez lui une grande curiosité
d'esprit et une véritable ardeur d'investigation, et
historien dans un ordre d'idées qui jusqu'alors n'avait
pas été exposé, GAFFAREL avait trouvé
là une excellente matière. Comme il avait beaucoup
lu et beaucoup vu, non seulement il avait réuni, dans
l'énorme amas de livres et de documents par lui consultés,
tout ce qui, de près ou de loin, touchait à ses
recherches, mais encore il avait profité de ses voyages
pour prendre une série de vues et faire graver des planches
qui serviraient d'illustration à son livre. Ce travail
lui plaisait. Il l'eut bientôt mis au point et, afin d'assurer
son succès, composé, avant de le donner au public,
ce que nous appellerions aujourd'hui un prospectus d'imprimerie.
Le hasard des temps a conservé ce prospectus, tandis
que le manuscrit a été perdu ou est égaré.
Il est curieux à plus d'un titre, non seulement parce
que GAFFAREL semble avoir épuisé son sujet, mais
aussi parce qu'il mêle, avec une amusante naïveté,
la légende à l'histoire, le faux au vrai, l'hypothèse
à la science. Il est bien en cela l'homme de son temps,
qui commence à comprendre l'utilité des méthodes
modernes, mais n'est pas encore dégagé des entraves
scolastiques. |
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"Voilà le titre complet de l'ouvrage:
Le monde sousterrain ou description historique et philosophique
de tous les plus beaux antres et de toutes les plus rares grottes
de la terre: voûtes, trous, caves, retraites cachées
et tanières secrètes de divers animaux et peuples
inconnus ; abysmes, fondrières et ouvertures merveilleuses
de montagnes ; fosses mémorables et minières célèbres
de toutes sortes ; villes sousterreines ; cryptes ; catacombes
; temples taillez dans le roc; puits et fontaines prodigieuses;
souspentes de roche ; cisternes et bains creux et généralement
de toutes les cavernes, spélunques, et cavitez les plus
renommées du monde, et de tout ce qu'elles ont de plus
curieux, par le sieur C. (sic) DE GAFFAREL. Paris, Charles
du Mesnil, rue Saint-Jacques, A la Samaritaine, 1654,
in-4°, 7 pp. |
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"L'auteur établit d'abord les
divisions de son livre. Il sera partagé en cinq parties:
les cavernes divines, humaines, brutales, naturelles et artificielles.
Les cavernes divines comprendront les célestes, lunaires,
angéliques, glorieuses, ecclésiastiques, temples
taillés dans le roc, catacombes, baptismales, diaboliques
ou d'enfer , purgatives ou du purgatoire, invisibles, enchantées,
superstitieuses, magiques, hydromantiques, nécromantiques,
chiliastes ou cavernes des millénaires, cavernes des
héros, idolâtres, lutins, loups-garoux, sorciers,
devins, faunes, dryades, nymphes, tritons, sirènes, fées. |
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"Dans les cavernes humaines seront étudiées
celles des patriarches, des géants, des nains, prophètes,
législateurs, sybilles, muses, royales, judaïques,
cabalistiques, pythagoriques, philosophiques, poétiques,
visionnaires, bohémiennes, villaines ou des femmes débauchées,
des larrons, bergers, médecins, fous, possédés,
pécheurs, apôtres, martyrs, confesseurs, moines,
vierges, hérétiques, les cavernes bibliothèques
et les villes souterraines. L'énumération est
plus que complète. Il y manque pourtant ce qui aurait
été le plus intéressant, ce que la science
moderne étudie de préférence, les abris
de l'humanité primitive. |
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"La troisième partie est consacrée
à l'étude des cavernes brutales, c'est-à-dire
des brutes, des animaux. GAFFAREL promet de passer en revue
les cavernes des lions, tigres, léopards, panthères,
lynxs, onces, éléphants, crocodiles, dragons,
serpents, loups, singes, renards, ours, sangliers, lapins, sans
oublier ce qu'il nomme les cavernes fourmilières ou de
tous les insectes qui vivent sous terre, les cavernes poissonneuses
ou de tous les poissons qui vivent dans les trous des rochers,
et les cavernes ornithologiques ou de tous les oiseaux qui vivent
cachés. On ne sait comment GAFFAREL aurait rempli cette
partie de son programme, mais n'est-il pas vraiment curieux
de le voir embrasser dans son ensemble et étudier jusque
dans ses détails la science presque tout entière
de l'histoire naturelle, et n'est-il pas en cela comme le précurseur
de nos modernes naturalistes ? |
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"La quatrième partie du prospectus
est la plus chargée et la plus étrange. Nous avouerons
franchement notre ignorance de ce que peuvent être les
cavernes du corps humain, végétatives, sensitives,
amoureuses, récréatives, bocagères, chastes,
luxurieuses, bachiques, luisantes, lumineuses, riantes, pleureuses,
faméliques, nutritives, endormantes, éveillantes,
sourdes, muettes, babillardes, odorantes... Nous comprenons
davantage ce qu'il entendait par cavernes sulfureuses, d'huile,
de sang, bitumineuses, pestilentielles et mortelles, médicinales,
douces, salées, neigeuses et glaciales; de même
pour les mères sources d'où sortent plusieurs
fontaines et viviers, pour les ouvertures prodigieuses et abîmes
sans fond, mais notre indécision continue et augmente
quand il s'agit des "cavernes ventueuses, tremblantes,
engloutissantes, conservatrices, résolutives, congelantes,
gamahiques, aymantées, talismaniques, présugeantes,
métamorphosantes, rajeunissantes, pécuniaires
et pleines de trésors." Serait-ce que GAFFAREL a
voulu s'amuser de ses futurs lecteurs, ou bien, en multipliant
ainsi divisions et subdivisions, n'a-t-il pas simplement, et
sans en avoir conscience, obéi à ces habitudes
scolastiques, dont il se déclarait pourtant l'ennemi
?.. |
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"La cinquième partie du prospectus,
celle qui est intitulée "cavernes artificielles",
comprend aussi bien des divisions qui nous paraissent au moins
singulières. Si nous admettons "les puits et cisternes
célèbres, les fosses superbes et augustes",
et, au besoin, "les fromentaires servant de greniers",
à quoi répondent dans la réalité
"les cavernes théâtrales, amphithéâtrales,
thermales, sépulcrales, païennes, cloacines, jardinières,
martiales et guerrières, décevantes, trompeuses,
hydrauliques, harmonieuses, grotesques, domestiques, colossales,
roulantes, historiques, figurantes, peintes, paysagistes, percées
dans le roc et servant de chemin, tyranniques et servant de
prisons", sans parler des cavernes des "astrologues,
chymistes, boullengers, tisserans, charbonniers et faiseurs
de chaux". A force de ne rien oublier, GAFFAREL ferait
volontiers rentrer dans sa classification l'humanité
tout entière. Au moins termine-t-il par une indication
plus appropriée à son sujet: "cavernes minérales,
d'or, d'argent, de fer, de cuivre, de plomb, d'étain,
et de tous les autres métaux ; pierreuses ou de toutes
les carrières les plus célèbres du monde,
de marbre, jaspe, porphyre, albâtre, jayet, marcassite,
alun, bois, pierre marne, houille, charbon, etc. ; prétieuses
ou de toutes les minières de pierres prétieuses,
diamans, rubis, saphirs, escarboucles, émeraudes, grenats,
turquoises, hyavinthes, iris, opales, etc." |
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"A vrai dire, GAFFAREL avait entrepris
la publication d'une véritable encyclopédie. Pour
mener à bonne fin cette oeuvre gigantesque, telle qu'il
l'avait comprise, il lui fallait être à la fois
historien et naturaliste, archéologue et critique d'art.
Nous doutons fort qu'il ait jamais réussi à achever
un travail aussi écrasant et qui réclamait des
connaissances si spéciales. Peut-être se rendait-il
compte des difficultés de la tâche entreprise,
et c'est pour cela que le livre, annoncé dès 1651,
n'avait pas encore été publié en 1681,
quand il mourut. On sait pourtant qu'il n'avait pas cessé
d'y travailler et qu'il en communiquait volontiers divers passages
à des amis. Ainsi, paraît-il, entre autres opinions,
GAFFAREL y émettait celle que le jugement dernier n'aurait
pas lieu dans la vallée de Josaphat, à cause de
l'exiguïté du terrain. A la fin de sa vie, il aurait
envoyé son manuscrit à deux de ses amis, à
l'abbé PÉCOIL, grand voyageur, et à l'avocat
CHORIER, de Grenoble. D'après BAYLE, "il avoit presque
achevé l'ouvrage auquel il s'occupoit depuis un bon nombre
d'années. Je ne sais si ses amis le donneront au public".
En tout cas, le manuscrit n'a jamais été retrouvé." |
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Nous nous fions au témoignage de BAYLE,
et nous sommes persuadé que GAFFAREL avait tout fait
pour mener à bonne fin l'oeuvre entreprise. Le manuscrit
de cet observateur assidu devait contenir de nombreuses notes
intéressantes. |
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Abbé PIERRE MARTEL |