Ludvig Holberg : "Voyage de Klimius dans le monde souterrain"
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Reedition
Edition française (Stock, 1949) 

A l'origine, le roman de Ludvig Holberg a été publié en latin en 1741, anonymement et à l'étranger pour éviter la censure, sous le titre Nicolai Klimii Iter Subterraneum novam telluris theoriam ac historiam quintae monarchiae adhuc nobis incognitae exhibens e bibliotheca B. Abelini. Hafniae et Lipsiae, sumptibus Jacobi Preussii. MDCCXLI.
Il sera très vite traduit en allemand, néerlandais, français, anglais, danois, suédois et hongrois.
Le titre français généralement admis est Voyage de Niels Klim dans le monde souterrain, mais la première traduction, publiée par Jakob von Mauvillon en 1788, s'intitule Voyage de Nicolas Klimius dans le monde souterrain, contenant une nouvelle théorie de la terre et l'histoire d'une cinquième monarchie inconnue jusqu'à présent. Ouvrage tiré de la bibliothèque de M. B. Abelin.
C'est de cette édition que nous reproduisons quelques pages par ailleurs.

Par la suite, une traduction française du texte latin a été publiée chez Stock, en 1949. Plus récemment, en 2001, les éditions José Corti ont publié une traduction française du texte danois.

 

 

 

Pour mieux comprendre le sens de cette oeuvre, on lira avec profit le texte ci-dessous, dû au Dr. Kathrine Sørensen Ravn Jørgensen, de l'Ecole des Hautes Etudes Commerciales de Copenhague, extrait de son étude disponible sur le site Web de l'Università degli Studi di Urbino "Carlo Bo".

 

 


 

 

En 1741, [Holberg] fait publier à Leipzig anonymement une prétendue relation de voyage rédigée en latin, Nicolai Klimii Iter subterraneum; ce roman fut vite traduit en plusieurs langues. Le Voyage souterrain de Niels Klim permet à son auteur de décrire sous le manteau de la fantaisie baroque un certain nombre de planètes intérieures à la nôtre où règnent différentes sociétés. Le héros, un étudiant en théologie norvégien, découvre tout d'abord Potu, anagramme d'Utopie. Plein de préjugés et d'idées préconçues, il désavoue les "bizarreries" dont il est le témoin, celles-là mêmes que Holberg juge conformes à la raison et à l'humanité. Arrivé à Potu, il ne montre qu'incompréhension à l'égard de citoyens qui prisent la lenteur et la gravité, confient les plus hautes charges à des femmes si elles en sont dignes (car ils ne prennent que le mérite en considération) et se livrent pour rire à des disputationes, forme plaisante de divertissement populaire - on en avait fait grand cas à l'époque barbare, explique-t-on à Klim scandalisé, mais l'expérience avait montré que ces joutes oratoires ne faisaient qu'obscurcir la vérité, aussi les avait-on reléguées parmi les jeux du cirque. Autre bizarrerie aux yeux du voyageur, les Potuans marquent le plus grand respect pour les laboureurs, pères nourriciers de tous les citoyens, alors qu'en revanche, ils internent jusqu'à guérison complète les fous qui disputent sur l'essence et les attributs de Dieu. Une sorte de foi minimum unit ce peuple: on s'accorde à croire en un Dieu unique, souverain, créateur de toutes choses - et incompréhensible. A partir de cette plate-forme commune se développent librement diverses sensibilités religieuses sans que personne soit persécuté pour ses croyances. Cette théologie tolérante n'est pourtant pas un pur déisme: la religion naturelle doit être complétée par la Révélation; celle-ci, consignée dans un livre, constitue un indispensable garde-fou compte tenu de la négligence des hommes et des abus dont ils peuvent se rendre coupables. En matière politique, la liberté de pensée et de conscience est pareillement garantie - à Potu. Il n'y a plus de nobles et roturiers, distinction qui jadis était source de discorde; le prince a aboli toutes les prérogatives attachées à la naissance, ne prenant en considération que la vertu et l'utilité, et il règne entre les sujets une juste égalité autant que la sûreté de l'Etat peut le permettre. Le prince est le seul à qui on ne puisse intenter un procès de son vivant, mais l'inscription portée sur sa tombe, laissée à l'initiative de la postériorité, a valeur de sanction posthume - et d'aiguillon pour ses successeurs. Parmi les mauvais princes potuans, il y a eu jadis un conquérant; à sa mort, les citoyens ont restitué les territoires indûment acquis. Quant à l'université potuane, elle mérite qu'on s'y arrête un instant. Les sciences utiles telles que l'histoire, les mathématiques, l'économie, la jurisprudence, y sont à l'honneur, mais elle ne possède pas de faculté de théologie car toute la dogmatique peut être exposée de manière concise et abrégée en une page ou deux, et il est interdit de disputer sur la religion. Il n'y a pas non plus de faculté de médecine, la sobriété des habitants les préservant de la maladie. Bien entendu, la métaphysique et autres disciplines transcendantales sont bannies. Chacun doit s'en tenir à une science précise, et les docteurs sont obligés de donner tous les ans des preuves de leur savoir. Aucun savant ne peut publier avant 30 ans accomplis, car il paraît souhaitable de n'avoir que peu d'ouvrages mais mûrement pensés et de haute qualité. L'éloquence est bannie, sauf pour les jurisconsultes; la recherche des vérités salutaires doit se faire sur un ton enjoué et agréable. Le duel est interdit. Une certaine forme de censure existe toutefois à l'université puisque parmi les docteurs on nomme des "professeurs de bon goût" qui veillent à ce qu'on n'occupe pas l'esprit des jeunes gens à des fadaises, qu'on ne publie pas d'ouvrage trivial et qu'on écarte les imbéciles du monde académique.
Le héros atterrit ensuite sur la planète de Nazar où il découvre un peuple qui vit selon les lois de la raison et de la nature. Les paysans sont considérés comme les citoyens les plus utiles, et par conséquent les plus distingués de l'Etat; un grand nombre des charges les plus élevées sont confiées à des femmes qui sont, en tout et partout les égales des hommes. Mais pendant son voyage sur cette planète, Niels Klim visite des contrées où les autorités oppriment cruellement ceux qui s'écartent de l'orthodoxie en matière de religion. Dans le pays de Mardak, les habitants, quoique semblables de corps, ont des yeux de formes diverses. La classe la plus nombreuse et la plus puissante "est celle des Nagiri, c'est-à-dire de ceux qui ont les yeux oblongs et voient tels tous les objets. Elle seule donne à l'Etat ses gouverneurs, ses députés et ses prêtres. Ils s'asseyent seuls au gouvernail et n'admettent personne d'une autre tribu aux charges officielles, sinon celui qui reconnaît qu'un certain tableau, dédié au soleil et placé dans le lieu sacro-saint du temple, lui paraît oblong, et qui confirme cette déclaration par serment. Ce tableau est le principal objet du culte mardakien. Les citoyens les plus honnêtes, qui refusent de se souiller du crime de parjure, sont éloignés des honneurs et exposés à de perpétuels outrages et aux persécutions. Bien qu'ils affirment qu'ils ne peuvent renoncer au témoignage sincère de leurs yeux, on se plaint d'eux et on attribue ce défaut de la nature à leur méchanceté et à leur esprit de révolte.
Voici à peu près la formule du serment que doivent prononcer ceux qui veulent être admis aux charges et aux honneurs: Je jure que le tableau sacré du soleil me paraît oblong et je promets de persister dans mon opinion jusqu'à mon dernier souffle. Ce serment ouvre le chemin des honneurs et la porte de la tribu des Nagiri.
"Je pénétrai dans ce temple du soleil, pour voir si j'avais des yeux orthodoxes. Comme ce tableau, à moi aussi, me paraissait carré, je l'avouai candidement à mon hôte, qui avait un profond soupir et me déclara qu'il était du même avis, mais qu'il n'osait le confier à personne, de peur que la tribu régnante ne lui fit des tracas et ne le privât de sa charge.
Tremblant et muet, j'abandonnai cette ville dans la crainte que mon dos ne payât le crime de mes yeux ou que, qualifié du nom odieux d'hérétique, je ne fusse expulsé honteusement. Y a-t-il institution plus horrible, plus barbare, plus injuste? La simulation seule, le parjure, ouvrir la carrière des honneurs? De retour dans la principauté des Potuans (c'est-à-dire de la nation idéale), toutes les fois que j'en eus l'occasion, j'épanchai ma bile contre un Etat si barbare. Comme, transporté par ma fureur habituelle, j'exposais mon indignation à un de mes amis, il se prit à me dire:
- Nous autres Potuans jugeons également stupide et injuste cette institution des Nagiri, mais toi, tu ne dois pas t'étonner que cette différence de point de vue appelle une si grande sévérité. Si j'ai bonne mémoire, tu nous as rapporté que, dans la plupart des Etats de l'Europe, les partis au pouvoir, pour un défaut inné de la vue et de la raison, s'acharnent sur les autres avec le fer et le feu. Tu as loué les contraintes de cette sorte comme pieuses et, en quelque mesure, utiles aux Etats.
Quand j'eus compris où tendaient ces propos malicieux, je m'éloignai le rouge au front et, dès lors, héraut permanent de la tolérance, je porte des jugements plus mesurés sur ceux qui se trompent".
Poursuivant son périple fantastique, Niels arrive en Martinia, caricature à peine déguisée de la France. Là s'ébat un peuple de singes vifs et inconstants qui abandonnent une idée avec la même promptitude qu'ils ont eue à la concevoir. La vantardise, la soif de distractions et la futilité sont autant de traits essentiels à cette nation qui n'hésite pas à anoblir Niels pour ses connaissances de l'art du perruquier. Pour finir, notre voyageur atteint le pays de Quama où d'innocents sauvages vivent dans l'état de nature. Là le jeune voyageur est choisi comme empereur, mais destitué pour avoir voulu introduire une législation d'esprit européen et promouvoir l'art et la civilisation; sa fuite éperdue le conduit dans une caverne d'où il fait surface non loin de Bergen. Il finira ses jours comme sonneur de cloches dans sa bonne ville au terme de cette aventure,  dans la meilleure tradition de Thomas More, de Montesquieu ou de Swift.

Cette passionnante oeuvre de science fiction fut traduite au galop en allemand, en néerlandais, en français et en anglais; et en 1742, en une cinquième langue: le danois, puis plus tard, en beaucoup d'autres langues. En 1787, Casanova publia un roman en français:
Icosaméron, dans lequel un frère et une soeur racontent pendant vingt jours - cf. le Décaméron - leurs aventures sur une planète du centre de la terre; ce livre s'inspirait, sans aucun doute, de Niels Klim. Dans The Fall of the House of Usher, d'Edgar Allan Poe (Tales, 1840), Niels Klim figure aussi parmi les livres que lit Roderick Usher. Cette oeuvre n'a pas perdu son attrait à notre époque où fleurit l'utopie. C'est elle qui porte toujours le nom de Holberg le plus loin dans le monde. Au Danemark, Niels Klim a fourni le sujet d'un grand film pour la télévision, qui a été tourné en 1984.