Le gouffre de la Pierre-Saint-Martin
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(suite du récit de Robert Mauer)

L'esquif, annoncé par de lointains raclements, apparaît enfin, défile entre les murs, vire de bord et s'immobilise sous une salve de questions. Les deux hommes ont débarqué à moins de cent mètres d'ici au pied d'un éboulis en hémicycle particulièrement pentu et dangereux au travers duquel sourd la rivière. Leur ascension longue et délicate, s'est heurtée dans les parties hautes de l'éboulis à des fissures verticales profondes qui paraissent à nouveau donner accès à l'eau mais n'ont pu être descendus faute d'une cinquantaine de mètres d'échelles souples. Nous sommes en retard sur notre horaire et l'approche inexorable du terme qui a été fixée à notre expédition par les strictes autorités espagnoles rend bien improbable une nouvelle incursion ici. Pour combien de temps allons nous rendre à la nuit ces chemins si reculés de la grande caverne et qui saura jamais ce que cachent ces fissures: rébarbatif niveau d'eau sans issue ou peut-être la voie ouverte vers de nouvelles salles grandioses? L'avenir le dira et je souhaite qu'il ne se fasse pas trop attendre.

A la "galère de Damoclès", le nez en l'air, nous avons pris la décision d'abattre le bloc insolent. La tente évacuée, une corde est passée sans grand mal derrière l'écaille. Aux premières tractions, quelques gros cailloux posés ainsi que l'extrémité délitée de la dalle s'abattent mais l'essentiel du monument demeure inébranlable ce qui ne laisse pas de nous emplir d'étonnement, tant l'équilibre de ce monolithe nous avait semblé précaire. A la troisième tentative, la corde, un vieux chanvre dévolu aux bas emplois, casse net et nous envoie goûter le confort des angles rocheux. Nouvel essai avec notre corde rafistolée, nouvelle rupture; là-haut, le bloc qui n'a pas frémi constitue après les tractions que nous lui avons fait subir, un réel danger et notre position est maintenant deux fois plus idiote qu'avant. Il ne restait plus qu'à dresser à nouveau la tente et à s'aller coucher... quand même.

Le lendemain, tout au long de l'Allée de la Navarre, l'odieux portage reprenait aggravé par la fatigue de ces trois jours et certaines courbatures tenaces acquises en logeant à quatre, sous une tente biplace. Notre arrivée au camp de la Salle Lépineux avec une demi-journée de retard tire de souci José qui remâchait depuis hier des versets d'Oceano-Nox.

Après que nous eûmes déballé nos nouveautés, on nous apprend que les gars de la topo aval commencent à remonter de la Verna, travail terminé dans le délai incroyable de quatre jours alors que les estimations les plus optimistes avaient prévu une bonne semaine pour cette entreprise semée des plus grandes difficultés. Il faut dire que devant les "pépins" rencontrés lors du démarrage de l'opération (appareils détériorés, difficultés d'adaptation au milieu), une mobilisation quasi-générale de l'équipe avait été décidée, au service du groupe Topo. Tous sont enchantés de leur voyage et paraissent avoir été surtout impressionnés par l'immense Salle de la Verna (on le serait à moins) dont la plage de galets marquait le terme de leurs maux. Les mesures ramenées feront apparaître, plus tard, que la profondeur du gouffre de la Pierre Saint--Martin est exactement de 737 mètres, ce qui amplifie encore le chiffre donné en 1954 qui à cette époque nous avait été si âprement contesté.

Quant à nous, notre rapatriement vers la surface va débuter immédiatement, à commencer par Javier que suivront dans l'ordre, Felice, moi--même et enfin Isaac. Mais ce ne sont là que des pronostics car après l'ascension de Felice, la redescente à vide du câble devient impossible, la cosse terminale se coince aux environs de -215 et, malgré notre technique maintenant bien rodée des manoeuvres de ce genre, malgré un grand nombre de tentatives, le coinçage s'affirme définitif. Pendant sa remontée, Felice a dû déborder quelque peu le cheminement étroitement délimité, le câble de rappel a suivi et engage maintenant la cosse assez volumineuse du gros câble dans un goulet où les tractions et le poids même du câble l'ont incrustée. Il n'y a plus qu'une solution, remonter le câble-treuil jusqu'à la surface et faire descendre prématurément l'un des convoyeurs de matériel qui remettra tout en ordre dans le puits. Comme il est très tard, ceci surtout pour l'équipe du treuil qui ne dort pratiquement plus, il est décidé de remettre à demain la suite des opérations. Le lendemain vers 15 h, je démarrerai enfin pour mes cinquante minutes d'ascension.

L'atmosphère glaciale du gouffre est difficile à supporter à haute dose et jamais, je crois je n'ai si vivement aspiré à un rayon de soleil sur le nez, à la présence toute bête d'un brin d'herbe entre deux cailloux, qui, là-haut au débouché du puits, me libéreront d'un coup du carcan de la nuit.

Georges Lépineux, sorti le dernier, referme maintenant, pour bien longtemps semble-t-il, la lourde trappe du gouffre, car l'expédition 1960 au Lépineux est fort probablement la dernière qui sera menée dans ce réseau par le grand puits. Commencée à petite vitesse, elle s'achève tambour battant, tous objectifs atteints et dans un grand enthousiasme. La confrontation des vues et des expériences personnelles des participants mises en commun pouvait un peu plus tard se résumer ainsi:
 

  • L'ensemble souterrain du gouffre de la Pierre Saint-Martin nous est apparu plus vaste et plus exceptionnel encore que tous les souvenirs conservés. L'exploration de la suite du réseau amont a passé, de son côté, toutes les espérances tandis que des données nouvellement acquises laissent prévoir dans la même région l'existence d'un second réseau indépendant qui pourrait être plus important encore.
  • L'aspect technique de l'expédition de cette année, notamment le parcours du puits de 340 mètres, bénéficiant de l'expérience acquise au cours de cinq expéditions, semble représenter la quasi -perfection. Cette technique paraît bien, quoiqu'en aient pu dire les Espagnols, la seule adéquate à la personnalité de ce qui demeure la plus importante verticale souterraine connue.
  • Enfin, la locution: "un temps de Pierre -Saint-Martin" devrait désormais remplacer avantageusement toutes les expressions usées disponibles dans le domaine des pluies, grêles, neiges, crachins et autres météores.

 

 

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