Retour

Corps-paysages, paysages-corps

La femme aux bas blancs
La Femme aux bas blancs

Dame verte
Dame verte

L'Origine du monde
L'Origine du monde

Autre texte fournissant une interprétation symbolique :
Sarah Faunce
(La source de la Loue, image du sexe féminin)

Inventaire objectif du réel, l'oeuvre de Courbet n'en est pas moins l'expression profondément subjective d'un univers personnel. Des émotions s'y donnent cours, des fantasmes y affleurent, des thèmes s'y entrelacent selon une logique irrationnelle.
Autant que sur des correspondances thématiques (par exemple entre chevelure, cascade et forêt, ou encore entre vulve et grotte ... ), l'analogie souvent suggérée par Courbet entre le corps de la femme et le paysage naturel paraît tenir à son choix de points de vue et de partis de composition originaux, donnant la sensation d'être physiquement confronté au corps contemplé, et presque enveloppé par lui. Au lieu de l'observer à distance comme il le ferait d'un site lointain, le spectateur s'y projette comme s'il évoluait au coeur même de la nature. Cette démarche, sensible même dans des nus assez traditionnels, tend à neutraliser la situation de voyeurisme propre à toute peinture de nus et très présente dans celle de Courbet. Ainsi, dans une toile franchement libertine comme La Femme aux bas blancs, la perspective ménagée par la posture acrobatique de la belle - et certes destinée à émoustiller l'amateur - permet de déployer perpendiculairement au regard les secrets replis qu'une attitude différente aurait dérobés: de même, dans une page d'album, l'explorateur du paysage comtois semble soudainement découvrir l'entrée d'une mystérieuse "Dame verte", à l'aspect et au nom évocateurs.
L'effet s'intensifie brutalement dans L'Origine du monde. Concentré sur les attributs sexuels, privé de toute individualité, par le sectionnement du visage et des membres, ce tronçon éblouissant n'est qu'une étendue de chair, un paysage vivant offert ait contemplateur-explorateur.
C'est bien ce qu'a voulu signifier André Masson en peignant sur ce thème une variation très explicite pour le dernier propriétaire privé du tableau, Jacques Lacan. Les plus belles vues de la
source de la Loue, un des sites les plus romantiques de la région d'Ornans et l'un des plus aimés de Courbet, datent de peu de mois avant L'Origine du monde, et communiquent la même sensation de proximité absolue. Une sensation physique et même charnelle, tant l'épaisse matière des flancs rocheux évoque un tissu organique. Ici, l'imagination, qui flottait à la surface du corps dans les précédentes images, s'introduit en son intérieur. Ce qui émane de ces cavités closes sur elles-mêmes, sans ciel, sans horizon, éclairées comme par phosphorescence plutôt que d'une source externe, cadrées sur des bouches d'ombre dont la profondeur dit l'infini du temps géologique, c'est la nostalgie de la poche maternelle et le vertige devant le mystère de la naissance, confondue avec celle du monde même : la rivière, jusque là souterraine, dont la résurgence constitue la "source" de la Loue baigne un peu plus loin les murs de la maison natale.

Extrait de Pierre Georgel - "Courbet, le poème de la nature", Gallimard, 1995, p.140-143