Adoré FLOUPETTE
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Nymphes | Bibliographie | Déliquescences (3)
 
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    L'enfant était petit, le pot considérable,
    Et le pauvre être, avec une grâce adorable,
    S'efforçant de remplir tout l'espace béant,
    Avait peine à rester assis sur son séant.
    Ah ! depuis j'ai bu plus d'un flacon de Bourgogne,
    J'ai lu plus d'un roman de Madame Quivogne
    1,
    Et plus d'une charmeuse en secret m'a souri.
    Mais rien n'a remué mon coeur endolori,
    Comme en cette nuit tiède et calme de décembre,
    Ce petit cul noyé dans ce grand pot de chambre.

     C'était bien touchant - et j'en pleure encore. -
     Quelques jours après, nouvelle lettre : Floupette, fatigué de la ville et des faubourgs, avait embouché les pipeaux rustiques et chaussé les gros sabots gonflés de paille du paysan Franc-Comtois. Il était devenu poète rural ; la campagne, les bois, les champs, les foins et les seconds foins, le tirage des cuves, les beaux fumiers dorés d'un rayon de soleil, n'était-ce pas l'avenir et le salut ? Consciencieusement il pillait les chansons populaires. Il chantait tour à tour les prairies de la Franche-Comté, les gars et les fillettes de la Franche-Comté, les cabarets de la Franche-Comté, et, quand il avait fini, il recommençait. Ce qu'on buvait de vin de cru dans ses vers naïfs, était incalculable. Il y avait aussi beaucoup de petits cochons, blancs et roses, quantité de ruisseaux d'argent, et assez de bouquets d'églantines pour en fleurir toutes les nouvelles mariées du pays. Un peu trop d'ivrognes seulement. Ces gens-là vous assourdissent.
Autre lettre encore : cette fois Adoré avait dé-

1 Marc de Montifaut.
 

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serté la ferme. Il s'était délibérément enrôlé sous la bannière de M. Zola et rêvait d'un grand poème moderne où serait résumée, en quelques centaines de vers, l'évolution naturaliste du siècle. Un bateau de blanchisseuses, une gare de chemin de fer, un intérieur d'hôpital, un abattoir, une boucherie hippophagique, toute la poésie possible aujourd'hui était là et rien que là. Déjà le bon Floupette s'échauffait à cette idée. On entendait dans sa phrase les trains siffler et le linge claquer sous les battoirs, on voyait le sang couler. Toutes les maisons avaient de gros numéros. Et c'était encore plein de buées chaudes, d'odeurs de fromage, de bosses chancreuses, de sanie, de bile et de glaires. Un accouchement surtout me fit penser aux symphonies de Beethoven. C'était beau, bien beau, et cependant, de trois jours au moins, je n'en pus déjeuner tranquille.
     A ce moment notre correspondance subit une légère interruption. Ayant passé mes derniers examens, j'étais à la recherche d'une pharmacie qui me permît d'exercer en toute liberté les talents que le ciel m'a départis pour le collage des étiquettes et la fabrication artistique des petits paquets. Je savais d'ailleurs que mon ami, pareil à un Guzman de la poésie, ne connaissait plus d'obstacles et qu'il s'attaquait maintenant aux rimes triplées, quadruplées, sextuplées. Il m'était même revenu qu'il se proposait de mettre en triolets la philosophie de Schopenhauer, mais, tout au souci de ma profession, je n'avais pas le temps de lui écrire.
 

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Justement on me proposait quelque chose à Besançon, j'y courus en toute hâte ; ce n'était pas ce qui me convenait. De nouvelles tentatives à Lure, à Bourg-en-Bresse n'eurent pas plus de succès, et je commençais à me désespérer, lorsque mon vénéré maître, M. Poulard des Roses, chimiste et pharmacien de seconde classe, rue des Canettes, à Paris, s'offrit à me céder son établissement, aux conditions les plus avantageuses, avec toute facilité de paiement. La maison était bien achalandée, le quartier distingué. J'acceptai avec enthousiasme.
     Sans perdre un instant, j'avisai Floupette de cette chance unique et le lendemain soir j'étais à Paris, ce Paris dont nous avions tant parlé jadis à Lons-le-Saulnier, lorsqu'au sortir du café Chabout nous décrivions d'interminables cercles, autour de la statue du général Lecourbe, ce Paris qui, dans mes rêves de jeunesse, m'apparaissait comme le paradis des poètes et des pharmaciens. Malgré la fatigue du voyage, je dormis peu, tant j'étais ému. Vers le matin cependant, je commençais à m'assoupir, les songes les plus délicieux me berçaient et je me figurais avoir découvert la crème des opiats, lorsqu'un coup, vigoureusement frappé à ma porte, m'éveilla en sursaut.
     Les yeux encore gonflés de sommeil, je saute à bas du lit et je vais ouvrir. Qu'on juge de ma joie. C'était Adoré, mon bon, mon vieil, mon fidèle Adoré Floupette. Il se tenait là devant moi avec sa grosse figure ronde, son gros nez camus, ses petits yeux malins, ses bonnes grosses joues roses
 

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qui toutefois me semblaient un peu pâlies. Sans mot dire nous nous précipitâmes dans les bras l'un de l'autre. C'est bon, je vous assure, de s'aimer comme ça.
     Après les premiers épanchements, nous nous assîmes côte à côte, sur un vieux canapé fané qui ornait mon logis d'occasion, et les questions allèrent leur train. Quel brave coeur qu'Adoré ! Lui, un poète, un artiste, qui aurait si bien le droit de dédaigner les petites gens comme nous, il n'oublia personne. Il voulait savoir ce qu'était devenu M. Tourniret, le notaire, et comment se portait la petite Marguerite Clapot, la fille du sacristain d'Orgelet, et si la famille Trouillet, de Lons, continuait à prospérer, etc., etc. Enfin je lui demandai :«Et la poésie ?» - «De mieux en mieux, me répondit-il, je ne suis pas trop mécontent». - «Comment va Zola ?» - «Peuh ! fit-il avec une moue qui m'impressionna, il commence à être bien démodé». - «Et Hugo ?» - «Un burgrave». - «Et Coppée ?» - «Un bourgeois». Ces paroles, je ne sais pourquoi, me consternèrent. J'étais surpris et je le laissai voir. J'avais tort, car Adoré s'en aperçut ; mais avec sa bonté ordinaire : «Mon cher, me dit-il, tu arrives de province ; tu n'es pas à la hauteur. Ne te désole pas, nous te formerons». - «Ainsi le Parnasse...» - «Oh ! la vieille histoire !» - «La poésie rustique...» - «Bonne pour les Félibres !» - «Et le naturalisme ?» - «Hum, hum ! Pas de rêve, pas d'au-delà ; la serinette à Trublot». J'étais devenu inquiet ; sans ré-
 

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fléchir, je m'écriai : «Mais enfin que reste-t-il donc ?» Il me regarda fixement et, d'une voix grave qui tremblait un peu, il prononça : «Il reste le Symbole».
     Ces mots, je les comprends maintenant ou, du moins, je crois les comprendre, car il faut que je vous dise que je n'en suis pas tout à fait sûr, mais alors, c'était de l'Hébreu pour moi. Adoré, sans doute, lut dans mes yeux ma stupéfaction, et riant de son bon rire de Lons-le-Saulnier : «Bah, bah, me dit-il, ce n'est pas si sorcier que tu te l'imagines. Tout s'éclaircira bientôt, tu verras. Et d'abord, ce soir, je t'emmène au «Panier Fleuri !» Tu entendras les Poètes». Là-dessus il me quitta ayant, paraît-il, à terminer un sonnet qui devait avoir trois sens : un pour les gens du monde, un pour les journalistes, et le troisième, affreusement obscène, pour les initiés, à titre de récompense. Vous savez tous que c'est le fin du fin.
     Entendre les Poètes ! Quelle aventure ! Toute la journée cette idée me hanta et, lorsque vers sept heures et demi du soir, après un modeste repas chez le restaurateur Petiot, Floupette vint me prendre pour m'introduire à son cénacle, le coeur me faisait violemment tic tac. Le café où nous pénétrâmes, le Panier Fleuri, n'avait pourtant rien de bien imposant. Il semblait ne pas se douter des gloires qu'il abritait, et je conviens qu'à part moi je me l'étais figuré plus majestueux. Mais je réfléchis bien vite que le vrai talent est modeste, et, semblable à la violette, ne se révèle que par son
 

 

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