Adoré FLOUPETTE
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parfum. D'ailleurs, Adoré me dit, en entrant : «Nous avons de la veine ; ils y sont tous.» En effet, nonchalamment étendus sur les banquettes du fond, quelques jeunes gens de l'extérieur le plus agréable discutaient avec animation. C'était la fleur du nouveau Parnasse, MM. d'Estoc, Bornibus, Flambergeot, Carapatidès et Caraboul ; parmi eux, deux ou trois personnes d'un autre sexe, fort séduisantes encore, bien qu'un peu défraîchies, ajoutaient au charme de la réunion. Mais comme leur rôle dans la conversation générale se bornait à répéter de temps à autre : «Tu veux bien que je prenne une chartreuse, n'est-ce pas, mon petit homme ?» ou bien encore : «Aristide, un bock ?» on m'excusera, je l'espère, si j'en dis peu de chose.
     Cependant, les présentations achevées, celui de ces messieurs qui me parut le plus âgé, bien que peut-être il n'eût pas trente ans, un petit homme chauve, vêtu à la dernière mode, avec un monocle incrusté dans l'oeil et une fine barbe en pointe à la Henri III, se leva, et, me saluant d'un mouvement de tête infiniment gracieux, dit : «Vous ne sauriez croire, monsieur, le plaisir que j'éprouve à faire votre connaissance. Mon ami et frère en Jésus-Christ, Adoré Floupette, m'a parlé de vous dans les meilleurs termes».
     Comme je le remerciais de mon mieux, touché jusqu'au fond du coeur, il ajouta : Êtes-vous poète ?» Je rougis et répondis que je n'étais qu'un malheureux pharmacien, fort indigne de l'honneur
 

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d'une telle société. «Pharmacien ! s'écria-t-il avec un air de joyeuse surprise, comme si cette révélation l'eût plongé dans le ravissement, pharmacien ! Alors vous êtes poète. Depuis les stupides démolitions d'Haussmann, les pharmacies seules, avec les omnibus, mettent encore dans les rues de Paris un charme et une poésie. Vos bocaux multicolores sont les vraies étoiles du ciel moderniste. Quant à moi, je suis un simple amateur, un homme du monde qui fait des vers ; je réclamerai toute votre indulgence».
     A côté de nous, la discussion était des plus vives. Floupette récitait à l'assistance des ternaires qu'il avait composés pendant son dîner, car décidément le fameux sonnet symbolique ne répondait pas à son attente. Il déclamait d'ailleurs admirablement et sa voix s'entendait d'un bout à l'autre de l'estaminet. J'ai retenu ce tercet :

    Je voudrais être un gaga
    Et que mon coeur naviguât
    Sur la fleur du seringa.

     «Gaga ! fit une de ces dames qui jusqu'alors avait gardé le plus profond silence, mais mon pauvre ami tu l'es déjà». Cette haute inconvenance me choqua. Peut-être, après tout, n'était-ce qu'une espièglerie. Chut, chut, murmura-t-on de toutes parts, et la délinquante, sans plus s'occuper de ce qui se passait autour d'elle, retomba dans la contemplation acharnée d'un Sherry-Gobler.
     «Moi, je trouve Gaga très bien, dit Caraboul ;
 

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seulement, il y a dans naviguât un t qui me chiffonne.»
     «Pourquoi cela ? répliqua Floupette. En pareille occurrence, Bleucoton n'a pas hésité à l'employer.» Et il cita des exemples.
     Bleucoton était une autorité indiscutable. Tout le monde s'inclina.
     Floupette reprit :

    Je voudrais que mon coeur fût
    Aussi roide qu'un affût,
    Aussi rempli qu'un vieux fût.

     «Oh, fi donc ! Floupette, s'écria mon premier interlocuteur, fût, affût, quels horribles mots ! Toute âme délicate en doit être choquée. Il n'y a pas là ombre de nuance, pas la moindre issue pour le rêve, aucune lueur paradisiaque. Si nous sommes les Poètes, c'est que nous possédons le grand secret, nous rendons l'impossible, nous exprimons l'inexprimable.» Et s'animant peu à peu, car il est naturellement éloquent et s'écoute volontiers parler : «Le rêve, le rêve ! mes amis, embarquons-nous pour le rêve ! L'Église, notre mère, professe que le rêve est une prière. Les saintes, abîmées dans l'extase, étaient des poétesses, le poète était un voyant. Aujourd'hui, la négation brutale a tout envahi, l'homme d'action est un sauvage. Mais nous que la vie et la pensée ont affinés, si notre raison se refuse à croire, donnons-nous au moins, en rêvant, l'illusion de la foi».
     Il se tut et soupira profondément. Mais pendant
 

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tout ce discours, Bornibus n'avait cessé de donner des marques d'agitation extraordinaires. Enfin il éclata : «Floupette, je suis fâché de te le dire, mais ton seringa est à moi. Relis plutôt ma «Pureté Infâme.» «Eh bien, dit Floupette avec bonne humeur, accepte en compensation mes Cyclamens et mes OEgypans. Tu sais que j'en ai un stock considérable et je te soupçonne, entre nous, d'avoir fait quelques petits emprunts à ma réserve». On se mit à rire, mais Bornibus ne prit aucune part à l'hilarité générale et comme il quittait le café, nous l'entendîmes encore murmurer, d'une voix dolente : «seringa, seringa.»
     «Vous savez qu'il est amoureux fou de sa petite cousine, dit tout bas Floupette à l'oreille de son voisin». Celui-ci, gros garçon frisé, à la mine joviale, eut une sorte de haut-le-coeur. «Amoureux ! cela ne m'étonne pas de sa part, c'est une pauvre tête, un cerveau vulgaire. Amoureux ! Il ne lui manquait, je crois, que ce ridicule. Mon Dieu, comment peut-on être amoureux, et de sa cousine encore ? Y a-t-il au monde, je vous le demande, quelque chose de plus plat, de plus misérable, de plus répugnant, de plus écoeurant que l'amour ? Pour y trouver quelque piment, il faudrait imaginer des complications invraisemblables. L'inceste est coquet, mais rien de plus. Il faudrait qu'en aimant on pût se sentir irrémissiblement damné. Ce serait alors une sensation rare et exquise.»
     «- Luther était bienheureux, interrompit le jeu-
 

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ne Flambergeot, il était le mari d'une religieuse. Je voudrais être l'Antechrist».
     «- Et encore, qu'importe, dit, en s'étendant sur le divan, un très jeune homme de la physionomie la plus fine et la plus intéressante, qui jusqu'alors avait gardé le silence, qu'importe ? A quoi bon ? Tout n'est-il pas vain ? Les contemplations, les extases ont à tout jamais remplacé pour nous la maussade réalité. Que sont les étreintes des corps amoureux près de la divine flottaison des songes, errant à la nuit tombée dans l'azur céleste ? Ne vaut-il pas mieux imaginer que savoir ? Il n'y a de vrai que les Anges, parce qu'ils ne sont pas. Et peut-être nous-mêmes ne sommes-nous pas, peut-être n'avons-nous jamais été. En vérité, tout est vain». Et, me tendant un petit instrument qu'en ma qualité de pharmacien je reconnus pour une seringue de Pravaz, il ajouta gracieusement : «En usez-vous ?» Je refusai, alléguant que mon format à moi était tout autre et le remerciai avec effusion.
«Pourtant, s'écria Carapatidès, un grand gaillard taillé en hercule, avec des épaules trapues, il faut rendre à la décadence romaine cette justice qu'elle a bien compris l'amour. A force d'inventions perverses et d'imaginations sataniques, elle est arrivée à le rendre tout à fait piquant. Oh ! la décadence, vive la décadence ! L'amour est une fleur de maléfice qui croît sur les tombes, une fleur lourde, aux parfums troublants...
 

 

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