Le gouffre de la Pierre-Saint-Martin
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(suite du récit de Robert Mauer)

Il s'agit bien d'un voyage d'agrément et je me suis promis cette année d'en épuiser les impressions, je suis un peu gêné par les appendices divers dont s'orne mon casque, mais bien assis et mes sacs convenablement fixés se faisant oublier, me voilà bourgeoisement installé, ayant toute latitude pour me rassasier de vues plongeantes.

Le processus habituel qui tend à simplifier le souvenir des choses vues, se trouve absolument débordé et mis en échec au Lépineux, et je crois qu'il s'agit là d'un critère assuré d'exceptionnel.

Dans le puits, se superposent les images conservées de ma première descente il y a six ans (défaite inattendue et souvenirs humiliés). Tout est double, triple parfois de dimensions: de -100 à la banquette de -213, je m'avise aujourd'hui que l'oubliette géante qui s'arrondit jusqu'à atteindre une dizaine de mètres de diamètre, plonge avec la rigueur du fil à plomb, c'est le choc du jamais vu, du monstrueux. Même impression de révélation à -230 : à son débouché dans les voûtes de la salle Lépineux, le tube s'évase à la manière d'un gigantesque pli flottant dont je découvre aujourd'hui seulement la démesure. Seule, la descente dans le vide de la salle Lépineux me remettra à peu près exactement en mémoire l'atmosphère et les impressions de la première descente. Au bas, c'est le pays connu et les sentiers familiers retrouvés.

Par un privilège assez insolent et dont je me suis étonné, il m'a été assigné une place au sein de l'équipe espagnole, qui ira cette année, explorer au-delà du terminus de 1954, constitué, on s'en souvient, par l'obstacle imprévu d'une allée d'eau profonde et glaciale. J'apprécie à sa valeur l'aubaine qui m'échoit. Ce sont, en effet, les espagnols qui organisent officiellement l'expédition et nous ne sommes que des invités, invités à vrai dire indispensables de par la connaissance que nous possédons du gouffre et surtout la possession d'un matériel considérable absolument nécessaire dans une telle cavité. Je serai au début un peu gêné par le rôle de contrôleur en quelque sorte que je dois jouer. Bien vite, mes trois compagnons se révéleront d'un fort agréable commerce en même temps que de valeureux explorateurs. J'ai à coeur, pour les cheminements nautiques en terrain inconnu, de décliner l'offre qui m'est faite régulièrement d'une place dans le premier embarquement: honneur aux "propriétaires"... Aussi bien arriverons-nous tous ensemble, ou peu s'en faut, au terminus (s'il y en a un !).

Isaac Santesteban, qui semble extrait d'une toile du Gréco, vient de Pampelune, il est le chef de l'équipe espagnole au fond. Il parle peu mais tout ce qu'il entreprend se trouve marqué visiblement au coin d'une calme maîtrise et d'une efficacité supérieure. Ce garçon-là est une pierre angulaire, le plus sûr compagnon qu'on puisse rêver. Félice de Arcaute, lui, habite Tolosa. Il a vécu en France, y a même participé aux expéditions du gouffre Berger. Il parle le Français comme sa langue natale, ce qui n'a pas été sans faciliter grandement les échanges de vues au cours de la progression. Felice pratique depuis longtemps et passionnément la spéléologie. Aspect dominant: sa vitalité a peu d'équivalent connu. Javier de la Hidalga, enfin, non moins passionné, est vice-président du groupement de Bilbao et charmant camarade.

Tous ces gens là ayant de la classe et, en vieux routiers de caverne, peu susceptibles de s'effaroucher, on voit que la prospection paraissait en bonne main.

Deux semaines à peine, après la clôture de l'expédition, nous apprenions la mort tragique de Javier sur la plage de Sommorostro. Cette disparition si brusque a plongé dans la stupeur et dans la peine tous ceux qui l'ont connu là-bas. Des quelques jours passés avec lui dans le réseau amont, je conserve le souvenir de son enthousiasme, d'une personnalité avenante et active, d'un rayonnement sympathique assez irrésistible. Son savoir-faire sous terre révélait une longue habitude des cavernes et des qualités physiques de premier ordre. En hommage à sa mémoire, la diaclase terminale de la Pierre St Martin espagnole qui devait être sa dernière découverte souterraine s'appellera désormais : Diaclas de Hidalga.

Nous entreprenons une première reconnaissance légère le 15 juillet uniquement pour établir si "cela continue" et de quelle manière. C'est déjà l'occasion de déplorer l'indigence de la flottille dont nous disposons, réduite à sa plus simple expression: un seul pneumatique digne de ce nom. Cela ne va pas manquer d'entraîner d'interminables manoeuvres et pose une redoutable question de sécurité. Il semble préférable de ne pas se poser trop de questions pour l'instant: "qui vivra verra...". Après l'escalade exténuante de la colline de blocs qui partage en deux la salle Lépineux, je retrouve aisément la "boîte aux lettres" de 1954, clef de la partie amont (espagnole) du gouffre dissimulée dans un coin reculé, difficile à localiser dans le chaos de cette zone. Tandis que nous déambulons dans l'allée de la Navarre suivant le chapelet capricieux des "scotch", mes compagnons paraissent fort impressionnés par l'ampleur des entassements rocheux. Pour moi, je retrouve, encore une fois, tout cela plus vaste encore que mes souvenirs. Replacés dans leur cadre, ceux-ci acquièrent peu à peu toute leur netteté, des choses enfouies surgissent: nos peines et nos tâtonnements de 1954, en particulier, pour débrouiller dans ce terrain encore vierge, un itinéraire humain. L'impression que nous avions parfois connue de ne pouvoir faire face aux traquenards de ce labyrinthe, d'errer sans avancer.
 

 

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