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(suite du récit de Robert Mauer)
Peu chargés, aujourd'hui, nous improvisons hors du
chemin balisé et cela nous permet d'autres visions, inédites,
de ce prodigieux chaos dont je soutiens qu'il n'a pas d'équivalent
à la P.S.M.
Très vite ensuite, nous doublerons le grand cône
d'éboulis où se manifeste une fois de plus l'escarpolette
monolithique de la "Roche Ballandreau", puis les blocs
suspendus de la grande barrière, et nous atteindrons
enfin la rivière large et rapide. Un peu plus loin, c'est
l'eau profonde et la tornade d'air polaire du terminus d'il
y a six ans.
Isaac embarque et va pousser une petite reconnaissance solitaire,
l'instant qui marque l'aboutissement de six années de
points d'interrogation intermittents est assez solennel. L'Espagnol
s'éloigne en luttant contre le violent courant d'air,
les clapotis de l'eau et la lueur de son photophore disparaissent
enfin derrière un coude et les derniers bruits imprécis,
de plus en plus lointains se trouvent noyés dans les
gémissements du vent. Un quart d'heure après,
l'argonaute réapparaît. A l'antique, il s'acquitte,
depuis son boudin flottant, d'un long monologue qui provoque
chez ses compatriotes, un déluge d'exclamations accompagnées
de leur traduction plastique en forme de gigue, le tout absolument
imperméable à mes questions. Je parviendrai enfin
à savoir qu'un débarcadère existe à
peu de distance, à l'orée d'une belle galerie
mais qu'il semble s'agir là d'un affluent car le grand
flux d'air et la presque totalité de l'eau surgissent
à main droite au milieu du tunnel d'une voûte très
basse. On m'apprend enfin que l'existence de cet affluent aurait
été prévue, à peu près à
cet endroit, par le fameux ingénieur Ravier, grand spécialiste
des circulations souterraines de la région. L'eau proviendrait
du secteur d'Arlas où précisément, une
partie des espagnols est aux prises avec les verticales imposantes
de la "Sima Echalecu" et se trouve pour lors sur le
point d'y dépasser la cote -300. Allions nous assister
à de curieuses retrouvailles ?
Javier embarque à son tour. Remettant à plus
tard les manoeuvres d'approche du soupirail, la petite équipe
ira se faire une idée de la topographie de l'affluent
tandis que Felice et moi opérons une retraite précipitée
hors du corridor glacial.
En aval du tunnel, la rivière vagabonde dans la grande
galerie, d'une paroi à l'autre, jusqu'à un bloc
gigantesque précédant de peu la grande barrière,
sous lequel elle s'engouffre pour ne réapparaître,
on s'en souvient, que beaucoup plus loin, dans la partie aval
du réseau au bas de la salle Marcel Loubens. Felice,
qui depuis un moment examine le lit du cours d'eau me fait part
d'une impression qu'il a: il pense que le débit de la
rivière est supérieur, ici, à celui que
nous avions observé ensemble dans le grand tunnel aval,
lorsque nous procédions à l'installation du premier
camp des topographes, tout au début de notre séjour
souterrain. A première vue cela semble aller à
l'encontre de la logique et notre discussion nous amènera
à tenter une évaluation sommaire du débit
incriminé au moyen d'une ficelle métrée
et de boulettes de papier flottantes. Le résultat que
nous obtiendrons, 800 à 1000 l/seconde nous paraît
une honnête moyenne, mais il sera âprement discuté
et controversé un peu plus tard.
Le retour de l'équipe de reconnaissance nous surprend
attelés à de scrupuleuses contre-mesures. Isaac
et Javier ont remonté sur une centaine de mètres
l'affluent qui pique obstinément en direction d'ArIas,
découvrant deux salles bien décorées mais
de taille assez réduite. Ils ne pensent pas qu'une navigation
de longue durée puisse se présenter dans cette
direction. La reconnaissance préliminaire est terminée,
nous reviendrons ici demain installer un camp fixe et pousser
la prospection des nouveautés aussi loin que le permettra
le temps dont nous disposerons.
Au cours de notre retour à la salle Lépineux,
au niveau de la grande barrière, un fourvoiement "maison"
nous enverra errer au ras des plafonds, dans une portion marginale
inconnue de la galerie.
Avec l'aide de la boussole et de tous mes souvenirs rassemblés,
il faudra de longues et laborieuses démarches pour nous
rapatrier sur le chemin balisé. Nous ne regretterons
pas, cependant, cette course supplémentaire payée
par la découverte de très belles et nombreuses
concrétions, des frondaisons de glaives, immaculés,
et surtout d'exceptionnelles excentriques formant des broussailles
géantes.
Il y a treize hommes, ce soir, au camp de la salle Lépineux,
qui n'a jamais connu une telle foule. L'animation qui y règne,
les taches claires des tentes illuminées intérieurement
et les allées et venues des lumignons individuels évoquent
assez bien un soir de kermesse, mais une kermesse nocturne et
fantastique que baigne une curieuse acoustique à la fois
sonore et mate, l'acoustique cotonneuse des rêves... Lorsqu'on
descend l'éboulis pour gagner le camp et qu'on découvre
de haut celui-ci blotti au pied du bloc immense dont l'autre
face, soixante mètres en amont abrite la station d'arrivée
dite "le Bivouac", on est saisi par l'image de cette
petite sphère vivante, colorée, prisonnière
du halo de ses lumières et comme enchâssée
dans les ténèbres inertes où se devinent
les arêtes implacables des entassements rocheux. Ce rapport
émouvant donne une impression de solitude, d'isolement
total et manifeste cependant une réconfortante présence
de vie dans cette aridité minérale. Les bruits
en arrivent doublés par l'écho des voûtes.
Les conversations sont amputées de leurs périodes
faibles ce qui a don de mettre singulièrement en lumière
les accentuations explosives de la langue espagnole.
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